25 avril, 2007

L'ARRIVEE A BOURGES

Le voyage en train reprit et la consommation de cigarettes mentholées avec.
Nous somnolions tous dans notre compartiment, transportant chacun dans nos pensées et nos rêves une part d’Algérie que nous voulions jalousement garder comme un réconfort personnel pour affronter ce qui nous attendait.
En regardant mes compagnons de voyage, je les replaçais chacun dans un contexte différent de celui du compartiment du train.
Cela les reliait à des événements vécus, à des lieux et des personnes connus.
Pour la première fois dans ce train je passais en revue différents événements que je situais mentalement chacun dans un endroit de la maison ou du village pour essayer de ne pas les oublier.
Cet exercice de mémoire ne m’a plus quitté dès lors. Je suis encore étonné, aujourd'hui, de la permanence de ces souvenirs, et de leur caractère récurrent.

Ce voyage approchait de la fin. Il avait été une parenthèse merveilleuse pour ne pas dire enchantée. Elle avait été suffisamment longue pour nous laisser le temps de la réflexion.
Nous avions maintenant défintivement quitté Aïn-El-Arba et rulions dans un train vers Bourges. Cette certitude compensait toutes les interrogations qui avaient surgies dans l'aronde vers Oran, puis au Port et dans le bateau. Dans ce train nous étions sur les rails de l'avenir.
J'essayais de me mettre à la place de mon père, de penser comme lui, de considérer son
parcours personnel depuis son arrivée à Aîn-El-Arba jusqu'à son départ vers Bourges.
La lecture assidue du livret de famille et de quelques documents d'identité de mes grands parents me donnait une connaissance précise des principales dates de l'histoire familiale. Ma maîtrise du calcul mental me conduisit à établir une sorte d'arithmétique paternelle.
Né en 1907 en Espagne il était arrivé en Algérie en 1922. Cela donnait quinze années d'une vie difficile perturbée par la mort de sa mère, l'obligation de travailler à l'âge de huit ans et la perte de trois doigts dans un accident sur le pétrin de l'oncle boulanger qui l'employait. Son mariage à trente et un ans, en 1938, nous donnait à nouveau seize années à construire l'homme qu'il était devenu et à s'imposer comme l'époux de
Denise dont les parents avaient immigrés en 1909. La mère de Denise n'était autre que la soeur de sa propre mère. En 1950, douze années plus tard, leurs efforts conjoints leur permettait d'acheter la maison dont nous étions partis. Enfin en 1962, après douze années de vie dans cette maison, il la quittait.
Pour moi, les choses étaient plus simples. Ma première étape arithmétique m'emmenait de 1952 à 1962. J'avais vécu mes dix premières années de vie, et je me souciais
uniquement d'en cristalliser les souvenirs dans ma mémoire.
Dans le cahotement du train et la fumée verte des cigarettes mentholées, je construisais un personnage idéal dont la vie évoluerait par étapes de dix à quinze ans comme celle de mon père.
Les jeux dans la cour, mon père constructeur de sa propre maison, les billards des cafés le dimanche, l'omelette de Vincent, tous ces événements revenaent comme autant de points dont je sentais inconsciemment qu'ils me seraient un jour de quelque utilité.
Nous approchions maintenant de la gare de Bourges. Dans un crachotemment inaudible, la voix du contrôleur le confirmait.

Le train ralentissait doucement, il s'arrêtait, nous devions descendre dans cette ville dont nous ne connaissions que le nom : Bourges.
Sur les quais gris nous amrchions la tête levée vers le ciel. Cette gare me parut immense perdue entre les voies.
Par dela les murs et au dessus des verrières du quai, le ciel était bienveillant, il nous attendait.
En fait de réconfort, une surprise de taille nous attendait à notre descente du train en gare de Bourges.
A peine étions nous descendus du train que nous entendions, derrière nous, une voix nous interpeller :

- José, Joseph, Marinette, les gosses !

Ce « les gosses » je me le rappelle encore.
Une femme élégante, vêtue d'un imperméable clair, les cheveux soigneusement tirés en arrière sur la nuque, courait derrière nous. Elle nous faisait de grands signes en répétant cette phrase magique :

- José, Joseph, Marinette, les gosses !

Il s’agissait de ma tante Antoinette, qui revenait d’accompagner mon frère Sébastien à Besançon chez mon Oncle Manuel.

01 avril, 2007

La Vallée de la Mort

A l'angle opposé de la place, près d'une autre terrasse sous les palmiers, le marchand de journaux proposait la presse de la métropole, mais aussi les journaux algériens comme l'echo d'Oran.
Au détour d'un dialogue entre le marchand de journaux et un client, j'avais compris que tous les journaux ne disaient pas la même chose.
Il s'était écrié à la vue de cet habitant du village qui lui demandait l'Echo d'Oran :

- Pour toi y reste plus que le Moudjaidin ! Fellagah !

Cette apostrophe m'avait laissé un moment rêveur, et j'avais apprécié que mes parents lisent l'Echo d'Oran.
C'est sur cette terrasse qu'un soir en compagnie de Mathilde ma future belle soeur, j'avais assisté à la conversation de jeunes instituteurs, ses collègues de travail, qui échangeaient sur leurs méthodes pédagogiques.
Je me rappelle précisemment de l'un d'entre eux qui s'exprimant ainsi :

- Moi ? Je les laisse pour les tables de multiplication ! Allez ! Oui ! Six fois sept quarante trois, continue sept fois sept cinquante deux ! Et après je lui donne ! Répète six fois sept combien ?

Cette conversation m'ennuyait et je n'y retrouvais pas la réalité de mon école et de ma classe.
A la droite de cette terrasse et du marchand de journaux, la boucherie Bouaziz était une autre point de repère. Derrière un rideau en toile de larges bandes rouges et blanches, Mme Bouaziz, Denise, une amie de ma mère, accuiellait les clients derrière la caisse. La boucherie était toujours et ne serait l'odeur fade du sang et de la viande on aurait pu douter de la réalité de l'activité. M Bouaziz parlait toujours très fort en aiguisant systèmatiquement son couteau sur le fusil. Il disait :

- Et alors ?

Puis s'affairait dans un mutisme calculé pour répondre aux commandes qui lui étaient passées.
Face à la Mairie et à l’Église, non loin de la Mosquée une grande place accueillait les habitants du village. C’est là qu’aux périodes de Ramadan, la population musulmane se réunissait pour attendre le cri d’une sirène municipale faisant office de muezzin signalant la fin du jeûne et l’heure des libations.
Une fin d’après midi, mêlé à cette foule avec mes camarades de classe Ali Bou Basla et Bensnane, j’attendais moi aussi le signal libérateur.
Nous étions assis à même le sol entourés de la multitude, tirant des plans sur ce que nous allions faire dès que la sirène aurait retenti, nous lançant des défis à qui serait le plus rapide pour se lever, détaler et prendre la tête du peloton des personnes qui se précipiterait en masse vers l’oued et le douar.
A la bordure sud de la place du kiosque, se trouvait le café de Victor, une grande façade vert menthe, délavée par le soleil, surmontée d’une marquise métallique ajourée et couverte de larges lettres blanches calligraphiées en cursive ronde.
Cette façade selon plusieurs personnes du village avait été mitraillée par un américain ivre mort lors du débarquement de 1942, et vingt ans après on pouvait encore voir les impacts des balles.
Sur ce coté sud, au coin d’une rue se trouvait la maison de Mathilde, la fiancée de mon frère aîné.
En face au coin opposé de la rue, se tenait la gendarmerie, on disait la maison de San Juan du nom du brigadier qui la commandait.
Les parterres de fleur autour du kiosque, les bancs en ciment, les magnolias aux troncs élégamment recouverts de blanc, les barrières de métal peintes en vert, le carrelage beige entrecoupé de motifs géométriques bleus constituaient une harmonie parfaite sous le soleil.
La place du village nous protégeait de tout, nous nous sentions en sécurité à l’ombre de ses arbres, face à la Mairie à l’église à la mosquée et au palais de justice.
J’avais patiemment intériorisé cette géographie familière de sorte qu’elle était devenue mon guide pour me diriger seul dans le village. J’allais mon chemin, de la maison à la boucherie Bouaziz, de la maison à la vieille école non loin de la Mairie, et retournais à la maison par différents itinéraires.
Par la place de la poste et de la vieille école, un immense carré de sable blanc que je traversais en diagonale croisant quelquefois un vieil homme vêtu par tous les temps d’une grande cape noire surmontée d'une capuche pointue. Il s’agissait du père d’Odette Galliana la receveuse des PTT. J'imaginais le visage de ce vieil homme sous sa capuche, sa barbe grise mal rasée et ses yeux perçants qui nous faisaient peur.
Je le regardais passer doucement en traversant la grande place vide. Il progressait vers un but que lui seul connaissait, le corps courbé vers le sol scrutant les détails du terrain.
En longeant le terrain de basket qui recevait la kermesse du village à la fin de l’année scolaire puis par une rue bordée de villas et de jardins entretenus avec soin. Cet itinéraire aboutissait derrière la maison après la traversée d’un petit terrain vague face à une propriété qui se cachait derrière une haute grille métallique noire.
Sur ce chemin, je m’arrêtais toujours plusieurs minutes devant la villa au portail rouge bordeaux dans le jardin de laquelle il y avait des plantes grasses et des cactées vivaces dans des rocailles sur lesquelles couraient des lézards.
Tout de suite après je savais qu’il fallait tourner à gauche pour apercevoir la rue principale que j’aurais pu prendre depuis la place. En tournant à droite dans cette rue j’arrivais enfin à la maison, l’une des dernières du village.
Dès lors que l’on dépassait notre maison, plusieurs itinéraires, le long de l'oued, conduisaient dans la campagne aride et les rangs de vignes, vers des lieux isolés du village qui nous étaient familiers, la remonte et le cimetière.
Face à la maison, nous était offert le spectacle d'une campagne déserte plantée de montagnes pelées aux sommets verdoyants quelquefois enneigés. Le piton bleu dans les monts du Tessala, une chaîne de moyenne montagne culminant à 1063 mètres, était un repère que nous ne manquions jamais de regarder plusieurs fois dans la journée.
Nous savions qu'un poste de l'armée française et un relais radio y étaient installés. Le soir, à la nuit tombée, nous scrutions depuis les bords de l'oued les moindres signes de cette présence. J'imaginais des soldats en treillis accroupis près d'un feu de bois, fumant en échangeant des souvenirs de France. Le moindre reflet dans le lointain, la moindre étincelle lumineuse était analysé comme une preuve de cette présence, mais aussi comme le premisse d'une activité militaire dans laquelle nous pouvions être des acteurs peut être, des spectateurs sûrement.

Après quelques minutes de marche, vers l’est, le long des vignes, sur un chemin bordé d’arbres, une allée de cyprès évidente au premier coup d’œil, conduisait au cimetière. Cet espace grandiose construit pour des morts condamnés à vivre dans le marbre et le ciment était le lieu qui resterait l’ultime attache de notre famille à ce village désormais perdu.
Depuis la maison, il suffisait de marcher quelques mètres pour se retrouver dans le lit véritable de l'oued réduit par un gué en béton pour permettre à la route vers Hameau Perret de le traverser.
En suivant le lit de l’Oued, en direction des montagnes, nous avions découvert un accident de relief, une sorte de dépression de la roche qui rendait le passage de l’oued plus encaissé qu’ailleurs. Nous avions surnommé ce passage, que nous nous imposions de franchir d’un bond, « la vallée de la mort ».
Cet endroit magique perdu dans les chardons et les artichauts sauvages cristallisait notre imagination et servait de refuge à nos escapades de l’après midi.
Cachés par les tiges vertes des artichauts sauvages nous regardions au dessus de nos têtes les fleurs violettes qui se découpaient dans le ciel. Avec un mépris du temps compté, elles se balançaient au grè du vent et marquaient le ciel, comme par inadvertance, de trajectoires de barbules blanches qui s'en détachaient par rafales et s’enfuyaient vers les traînées cotonneuses des nuages d’altitude.
Le silence envahissait les montagnes, nous étions biens, seuls sous le soleil, attendant un ennemi imaginaire que nos jeux décrivaient comme un indien d’Amérique ou un cow-boy égaré sur le mauvais chemin.

26 mars, 2007

LES PIROULIS DE LA BONBONNIERE

Du centre de la place, depuis le kiosque à musique, un sorte d’élégante rotonde dont les pilastres étaient surmontés d’un toit galbé comme un casque colonial, on pouvait voir du sud vers le nord, la mairie l'église, le Palais de Justice et la mosquée.
De part et d’autres du kiosque, des terrasses ombragées accueillaient les clients des trois bars du village. Je me souviens précisément des ces trois là, chez Victor, chez Juanico et chez Isidore. Avec mes frères ou mes cousins, nous suivions la procession d’après messe à laquelle mon père, mon grand-oncle Tcha Tche ou l’un de mes oncles venu en visite chez mes parents, sacrifiaient tous les dimanches en observant des stations plus ou moins prolongées dans chacun de ces bars..
Avant les repas du dimanche, nous y passions de longs moments à les regarder jouer au billard, à écouter les conversations bruyantes dans l’odeur particulière de l’anis mêlée à celle du bois ciré du comptoir.
Le café au billard était toujours grand ouvert sur la rue. Trois piliers carrés supportaient le bâtiment dont la façade était en retrait derrière une volée de longues marches. Entre chacun de ces piliers des portes vitrées s’ouvraient largement sur la rue. Du comptoir, on pouvait voir, sans être vu, tout ce qui se passait au dehors. Penché au dessus du marbre mon oncle Melchiorico est attentif à la disposition des boules et réfléchit à l’effet qu’il va donner. Alors qu’il s’apprête à tirer son attention est attirée par un mouvement dans la rue. Il lève doucement la tête pour arrêter son mouvement et reviens aussitôt à son jeu. Son sourcil droit s'est relevé en créant sur son front la ride caractéristique qu'il a toujours lorsqu'il se concentre sur le jeu. Les autres joueurs savent qu'à ce moment précis il imagine la façon dont il va enchaîner une série. Il imprime à sa bille un mouvement complexe qui ramène les trois billes les unes vers les autres après qu'elles se soient toquées. Il pourrait continuer longtemps mais pour laisser du jeu aux autres, il se relève, laisse tomber son sourcil droit à la hauteur de son sourcil gauche et se dirige vers le boulier mural pour aller y marquer ses points. Dans la quiétude un peu sombre du bar, la lumière violente de la rue surexpose tout ce qui vit à l’extérieur. La partie se poursuit. Debout devant le comptoir, trop haut pour nous, nous regardons les verres de tomates qui s’alignent pour les joueurs à mesure que la partie avance.
Chacun à notre tour nous trempons les lèvres dans ces breuvages sucrés et anisés pour une demi gorgée avec l’accord des grands. La grenadine que nous buvons ensuite garde ce goût anisé que nous voudrions prolonger. C’est dans cet atmosphère de bar que j’avais répondu :
- Non ! Il est bien attaché !
Quand Damian, le copain de Tcha Tche avait fait remarquer ma braguette ouverte en me disant :
- Le petit oiseau y va se sauver !
Après une longue partie de billard et plusieurs tournées d’anisette, nous rentrons. L’après midi est avancé et nous savons que ma mère et mes tantes nous attendent.
Invariablement, à la sortie de l’église, Maman avait lancé son célèbre :
- Je vais mettre le riz à une heure, à une heure et demi, la paella elle est gatchée ! Alors ne tardez pas trop !
Elle voulait éviter de nous servir malgré elle une paella au riz gatché, c'est à dire collé et pâteux. Le riz gatché était son cauchemar même si l’origine en était souvent le retard des convives. Elle s’ingéniait à maîtriser des paramètres aléatoires. La longueur de la partie de billard, le nombre d’anisettes bues, les rencontres que nous pouvions faire chez Juanico ou chez Isidore. Rarement nous avons eu à manger des paellas au riz gatché ! Elle savait, comme si elle le sentait, à quel moment précis nous quitterions les bars et le billard.
La place concentrait également la plupart magasins du village. Tous m’étaient familiers.
L’épicerie boulangerie était construite sur le même modèle que le bar. Un comptoir en forme de L abritait Mme Mangana qui nous accueillait avec un air de doute permanent dans le regard. Elle nous interrogeait des yeux, dès notre entrée, pour savoir si nous venions vraiment acheter quelque chose. Nous venions souvent regarder la file d’attente des clients, particulièrement ceux qui venaient faire cuire du pain. Le four de la boulangerie pouvait être utilisé par les clients et Mme Mangana, sévère derrière son comptoir, évaluait à voix haute la qualité de ce qu’on lui amenait à cuire.
- Ca ? c’est pas de la torta !
disait elle à un jeune algérien en faisant glisser le moule plus loin sur le comptoir en zinc gris.
Elle n’hésitait jamais à refuser une torta dont elle jugeait la pâte trop liquide sachant que c’est elle qui se verrait reprocher le résultat de la cuisson. Elle expliquait de façon véhémente que la pâte était tellement liquide que jamais elle ne parviendrait à donner une torta acceptable. Ce pain blanc sans levain était cuit dans un moule rond à la façon d'une omelette ou d'un grosse crêpe. La croûte noircie par endroits restait moelleuse et cachait une mie serrée au goût douceatre.
A la sortie de la messe nous nous précipitions chez la bonbonnière. Cette vieille femme vendait des bonbons pour les enfants. Elle portait une blouse claire et se tenait en silence derrière le comptoir. Dans un magasin étroit comme un couloir, des bocaux et des étagères vitrées de bois gris, abritaient une variété de bonbons et de caramels qui compliquaient le choix et allongeaient les files d’attente. Elle fabriquait elle même des piroulis, qu’elle vendait 10 centimes. Ces cônes de caramel durci autour d’un bâtonnet étaient entourés de papier sulfurisé et avaient notre préférence. Nous passions de longues minutes à sucer le cône nous escrimant à défaire le papier qui collait et que nous recrachions au fur et à mesure. Une fois débarrassé de son papier, le pirouli avait une couleur brune flamboyante et mordorée, irisée de bulles d’air. Le caramel était si translucide qu’on pouvait l’utiliser comme des lunettes ou une lentille pour regarder au travers et voir le monde se colorer comme un pirouli. C'était ça aussi notre Algérie, une réalité translucide, sucrée et irisée, pleine de bulles d'air comme le caramel des piroulis de la bonbonnière.

18 mars, 2007

Devant la maison


A cette époque, avant que les événements ne nous en empêchent, nous passions Alain, Gérard et moi, le plus clair de notre temps devant nos maisons proches l’une de l’autre dans la rue qui aboutissait à l’oued.
Nos amis algériens, Ali Bou Basla, un grand noir du nom de Ouafi Ben Yakoub, et El Micki, étaient toujours associés à nos promenades et à nos jeux.
L’électrification du village avait conduit l’EGA (l’EDF-GDF algérien) à implanter un nouveau poteau en béton gris juste au coin de notre maison.
Ce poteau nous servait de point de ralliement au retour de l’école. Nous discutions souvent devant lui, avant de nous séparer après d’interminables discussions. Alors que nous étions arrivés à la maison, nos camarades Ali, El Ouafi et El Micki avaient encore du chemin à faire le long de l’oued pour parvenir chez eux.
Nos discussions tournaient souvent autour de notre capacité à escalader le poteau le long des échelons qui étaient moulés dans le béton. Nous avions vu faire les techniciens de l’EGA qui habilement pouvaient, de cette façon, grimper jusqu’aux fils électriques et procéder aux réparations nécessaires en cas de panne.
Le millésime 1960 avait été gravé à même le béton, montrant que nous avions changé de décennie en abandonnant les années 1950.
Nous passions les doigts dans le creux des chiffres comme pour nous persuader que nous étions maintenant pour dix années dans la décennie 60. Nous évoquions avec une sorte de vertige la perspective de poteaux portant la date 1970 gravée dans le ciment. Nous ignorions alors que notre histoire avec Aïn-El-Arba s’arrêterait en 1962.
Au pied de ce poteau, nous regardions jusqu’à ce qu’ils disparaissent derrière le parapet de l’oued, nos trois amis continuer leur chemin.
Il m’était arrivé une fois de reconduire Ali jusqu’à sa maison dans le douar. Nous avions pénétré dans la pièce principale de sa maison. Les murs de torchis sans fenêtres se perdaient dans une obscurité que les flammes d’une cheminée avaient du mal à combattre. Dans un coin de la pièce, à l’opposé de la cheminée, une vielle femme, sa grand mère je crois, nous avait accueilli en nous demandant de nous asseoir en face d’elle.
D’une longue tige de bambou, elle attisait le feu tout en nous parlant. Près de moi Ali regardait alternativement le feu et sa grand mère. Je l’entendais lui parler et comprenais qu’elle l’interrogeait sur moi. Je m’imprégnais de l’ambiance de la pièce. La terre du sol était soigneusement balayée et venait d’être arrosée. Une douce odeur de terre mouillée se mêlait à l’odeur acre de la fumée qui s’évacuait partiellement par l’orifice du toit.
La vieille femme portait un chèche gris. L’écharpe était consciencieusement roulée autour de sa tête et retombait de chaque côté de ses épaules. Son visage était partiellement masqué. Son regard noir semblait sortir des marques noires de ses pommettes. Elle chantonnait maintenant, rythmant sa mélodie avec le bambou qui fouillait les braises du feu. Elle me regardait fixement. Il me vint à penser qu’elle chantait pour moi. J’étais bien. Le père d’Ali se montra à la porte, il était accompagné de plusieurs autres hommes, et nous fit comprendre qu’il fallait sortir.
Mon cartable à la main je repartis vers la maison en saluant Ali de la main.
Une autre de ces fins d’après midi, nous étions aller nous asseoir tous ensemble sur le parapet de ciment qui bordait l’oued. Les pièces de 1 Nouveau Franc avaient été mises en circulation et nous cherchions à comprendre comment 100 francs pouvaient devenir 1 nouveau Franc.
Alain Gomez, particulièrement perspicace et plus habitué aux choses du commerce et de l’économie, nous expliquait que ces pièces de 1 Nouveau Franc valaient 100 anciens francs, parce qu’elles portaient l’effigie du Général De Gaulle en lieu et place de la semeuse. Cela justifiait le changement intervenu dans leur valeur. Cette explication nous paraissait plausible mais nous laissait perplexe, à la réflexion. Nous n’en avions pas trouvé de meilleure !
Le seuil de la maison, était souvent pour moi un lieu d’apprentissage et de découverte. Les jeudis matins, j’accompagnais souvent ma mère à la porte alors qu’elle allait ouvrir au facteur ou raccompagnait quelque visiteur venu pour traiter des affaires de l’entreprise paternelle.
Le facteur, un algérien à la mine rubiconde et au regard perçant, nous livrait souvent ses analyses sur la situation de l’Algérie.
Je me rappelle ce matin là, sa voix rythmée par le roulement des r de son accent. Il disait en nous regardant fixement de ses yeux gris qui brillaient alors qu’il déroulait son argumentation :
l’Algérie c’est comme un poulet rôti, y’en a un qui dit moi je veux la cuisse, l’autre qui dit moi aussi, l’autre y veut l’aile, un autre le blanc, et finalement le pauvre poulet rôti il est esquinté, chacun y veut un bon morceau ! Et tous y se disputent pour la même chose !
Ses analyses imagées me donnaient à réfléchir et je cherchais comment il pouvait parvenir à imaginer ces exemples pertinents que je n’avais jamais entendus jusqu’alors. Ma conception des choses et des gens était heurtée par la justesse des propos dans la bouche de ce modeste facteur, fonctionnaire. Il était souvent cité comme un modèle d’intégration dans cette société franco algérienne que nous défendions contre tout mais dont l’avenir était de plus en plus difficile à imaginer avec les événements.
A l’inverse, les visites du banquier ou du comptable me laissaient des sentiments plus difficiles à cerner.
La visite du comptable, Monsieur Benacoca, signifiait pour ma mère de longues heures passées assise au bureau à compulser dans tous les sens des liasses de papier correspondant aux obligations sociales et fiscales que mes parents tenaient à respecter. Dans ces moments, la silhouette fine de maman, toujours serrée dans un tablier qui accentuait son aspect frêle et fragile, se courbait sous ses épaules qui semblaient porter la charge des obligations financières que des marchés aléatoires et des clients pas toujours réguliers mettaient hors d’atteinte. Pour elle cela signifiait aussi de longues heures de travail à sa machine à coudre pour compléter les rendements irréguliers de l’activité de maçonnerie de mon père.

10 mars, 2007

Les premiers Africains !

J’étais loin du bateau qui progressait lentement vers la France. Insensible aux jeux de mes camarades autour de moi, je succombais à ces souvenirs qui me venaient par vagues. Ils accompagnaient les mouvements de la mer sur l’étrave du navire.

La découverte de ces sentiments mêlés et la force avec laquelle ils m’assaillaient m’inquiétait autant qu’elle me ravissait.
Je ne pouvais exprimer ni joie intense, ni peine visible, parce que j’avais du mal à identifier ce que je ressentais. Au milieu de ces gens que bouleversait leur traversée de la Méditerranée, je désespérais de pouvoir comprendre pourquoi je ne pouvais contrôler le flot des souvenirs.
La seule explication que je trouvais alors, était que, sur le pont de ce navire perdu au milieu de la Méditerranée, nous étions peut être tous, traversés par ces pensées qui nous éloignaient temporairement de notre chagrin et de notre avenir immédiat. J’essayais vainement de comprendre ce que faisaient et pensaient ces gens réunis pour un temps par la volonté du destin.

M. Cabedo, assommé par le roulis du bateau, était assis, son béret vissé sur la tête, le torse penché au-dessus de ses genoux. Il marmonnait une prière de mots incompréhensibles mêlant comme à son habitude du français de l’arabe et du valencien.

Son torse agité d’un mouvement régulier, presque imperceptible, scandait cette prière, connue de lui seul, qu’il adressait à Dieu l’implorant au nom de la providence pour tous ceux qui étaient restés derrière lui, les vivants comme les morts.

Ce vieil homme m’intriguait. Il se montrait souvent odieux avec les enfants. Ce colosse au visage aigu derrière un nez aquilin, avait un regard bleu perçant, des yeux taillés comme des fentes au milieu de la face. Son béret éternellement vissé sur la tête lui conférait l’air d’un vieux chibani. Dans ses bons jours il lui arrivait de nous raconter la grande guerre. Il l’avait faite lui aussi comme supplétif espagnol requis d’autorité par la France pour se battre aux côtés des poilus. Il se redressait alors, le torse en avant, et nous jouait un air de clairon. D’une voix de fausset il trompetait :

- Traga la soupe ! traga la soupe ! traga la soupe le soldat !

Il modulait lentement les consonnes alternant musicalement les T et les G de traga. Le roulement du r au milieu des deux consonnes dures donnait un rythme musical à cette phrase dont il avait le secret. La musicalité de l’ensemble imitait le clairon à s’y méprendre.

Comme à son habitude, il répétait plusieurs fois l’air et concluait sur un :

- A vos ordre mon lieutenant !

Il enchaînait ensuite sur un épisode de sa grande guerre, sa rencontre avec le Maréchal Joffre après une attaque d’un régiment de Bavarois.

Au cours de cette attaque Pablo Cabedo avait été blessé au genou. Il gisait au sol contemplant le ciel pour oublier la douleur qui taraudait sa jambe blessée. Dans le bleu du ciel, la tête d’un cheval vint se poser au dessus de son visage. Le Maréchal était devant lui, il descendit de sa monture pour se pencher au dessus du blessé et lui dire :

- Alors mon brave !

Dans sa narration, oubliant sa douleur, Pablo nous racontait :

- Yo me levante y le dije :
- Mes respects mon Maréchal !
- C’était des Bavarois (il disait, empêtré dans sa langue natale, Babarois)

Nous savions pour avoir entendu cette histoire des dizaines de fois comment il qualifiait ces Bavarois :

- Parecian muy grandes y muy malos, estaban corriendo hacia nosotros con sus escopetas, y sus goros pequeños con dos colitas negras en el cuello.

L’histoire se terminait par l’accolade du Maréchal qui le félicitait pour sa bravoure et lui remettait symboliquement la croix de guerre.

En même temps qu’il nous racontait cela, Pablo Cabedo se levait de sa chaise, bombait le torse et trompetait à nouveau :

- Traga la soupe ! traga la soupe ! traga la soupe le soldat !

Puis il nous faisait savoir que c’était fini en rentrant dans un mutisme inquiétant pour les enfants que nous étions.

04 mars, 2007

C'EST NOUS LES AFRICAINS !

Les appelés du contingent étaient de plus en plus nombreux et de plus en plus présents dans le village. Les HLM ne suffisaient plus à les héberger en totalité, la Municipalité avait sollicité les habitants du village.
Mes parents en avaient accueilli deux, Olivier Rieutort et André Rimbert, deux solides paysans, le premier cévenol, le second vauclusien. Dans ce foyer ils avaient retrouvé une famille, avec un petit frère, un grand-père, un père et une mère d’adoption.
Leur bon sens et leur pragmatisme de gens de la terre avaient subis de plein fouet les effets du choc culturel que leur avait assené la société algérienne de l’époque.
Ils s’étaient tout d’abord étonnés de trouver des gens civilisés dans le pays. Les trois communautés, chrétienne, juive et musulmane semblaient pouvoir donner le meilleur d’elles lorsque les événements le permettaient. La plupart des habitants étaient bilingues voire trilingues. Ils mettaient un point d’honneur à montrer qu’ils maîtrisaient la langue des communautés auxquels ils n’appartenaient pas. Les lieux de culte des trois religions étaient respectés par tous, ainsi que les lieux de sépulture. Les habitudes culturelles, notamment alimentaires étaient partagées. Les écoles accueillaient indistinctement tous les enfants. La communauté d’Aïn-El-Arba se montrait sous son jour le plus heureux.
Nous expliquions cela à nos hôtes de fortune. Les souvenirs familiaux depuis l’origine de notre arrivée à Aïn-El-Arba étaient des récits empreints de sentimentalisme. L’évocation des personnages qui nous avaient accompagnés dans notre aventure sonnait vrai. Damiana, notre grand mère maternelle, avait bousculé les normes sociales du village pour permettre l’installation de sa nombreuse famille. L’abbé Borde apparaissait comme un génie de la providence rappelant à ceux qui l’oubliait, leur devoir de charité chrétienne. Le juge Gervaise, un jeune intellectuel français venu tenter l’aventure algérienne, s’était battu pour obtenir la naturalisation de mon père. Ce triptyque associé formait le bouclier de protection sous lequel la famille avait forgé un bonheur partagé. Outre les proches, la famille comptait des membres rapportés, les ouvriers algériens de mon père et les femmes employés à la maison par ma mère.
Ces deux jeunes appelés constataient la réalité quotidienne de cette communauté. Ils se montraient sensible à ces récits. Ils entendaient aussi les témoignages de ceux que les étrangers à notre Algérie ne considèreraient plus tard que comme nos simples domestiques. Ils mesuraient en les écoutant la nature profonde des liens qui nous unissaient.
Hélas, ils arrivaient à un moment où à mesure qu’ils découvraient les charmes et les contradictions de l’Algérie les dernières s’affirmaient et prenaient le dessus sur les premiers.
Ils interrogeaient fréquemment mes parents sur leur vie à Aïn-El-Arba. Ils voulaient connaître les raisons qui les avaient poussés à s’installer ici. L’histoire de notre famille les enchantait. Eux dont les ancêtres étaient attachés depuis des siècles à des lieux séparés l’un de l’autre par des distances inférieures à une journée de voyage s’émerveillaient de cette histoire.
Comment nos grands parents avaient ils pu décider de partir pour tout recommencer ?
Ils s'étonnaient surtout de notre attachement à la France.
Ils ne comprenaient pas l’engagement de mes 4 oncles enrôlés dans l’armée du Général Leclerc. Il fallait dire que cette histoire de ces quatre jeunes espagnols était étrange.
Ils étaient quatre. Trois frères, Pierre, Joseph et Manuel fils de Damiana et Juan Manuel. Leur cousin Antoine fils de Bartolome et Rosa.
Manuel et Joseph s’étaient retrouvés quelque part en France au hasard du bivouac de deux bataillons qui progressaient côte à côte.
La photo de cette rencontre avait été mise en scène par un photographe particulièrement sensible à l’image qu’il laisserait à la postérité.
Une première photo montrait les visages de Joseph et Manuel en gros plan tournés l’un vers l’autre le béret impeccablement vissé sur la tête. La force de cette photo résidait dans les visages proches l’un de l’autre et le regard radieux des deux personnages tourné vers un ailleurs qu’ils regardaient avec intensité. Un ailleurs que l’on pouvait imaginer être l’avenir vers lequel ils allaient avec conviction certains qu’ils étaient de contribuer à sa construction.
La deuxième photo montrait mes deux oncles, un fusil à la main, baïonnette au canon. Un genou à terre devant un groupe de soldats assis sur un banc, ils brandissaient ces fusils en les croisant comme des épées. Coiffés de leurs casques lourds dont les jugulaires pendaient ils défiaient l’objectif du regard.
L’examen détaillé de ces photos, l’apprentissage des récits qui les accompagnaient faisait partie de notre culture d’enfant. La même phrase de notre mère concluait toujours ces moments d’intimité familiale :

- Si on vous dit que vous n’êtes pas français, racontez leur l’histoire de vos oncles !

Et puis il y avait la triste histoire de notre oncle Antoine. A tout juste 22 ans, il était tombé Le 21 janvier 1945 à Bitschwiller les Tahnn en Alsace. La lettre manuscrite de son capitaine qui répondait à l’abbé Borde mis à contribution par ma grand mère nous donne les circonstances de sa mort. Dans sa lettre, Le capitaine Sarezac de Forge écrivait :

- Le tirailleur Núñez est tombé glorieusement, atteint par un obus de mortier alors que très courageusement et avec le plus grand mépris du danger, il venait de réparer une ligne téléphonique.

Il poursuivait :

- Atteint à la tête, il n’a pas souffert. Sa perte a été cruellement ressentie à la compagnie où il était estimé et aimé de ses chefs et de ses camarades.

Nous connaissions par cœur l’histoire de ces oncles partis à la guerre. Nous rêvions de pouvoir un jour prononcer la phrase que notre mère nous répétait à l’envie :

- On s’appelle Núñez mais on a 4 oncles qui sont venus défendre la France en 1944 et même un qui y est mort !

Cette saga familiale de la deuxième guerre mondiale avait sa place dans la maison et son rituel particulier.
L’armoire de la chambre intermédiaire, celle qui jouxtait le bureau et donnait dans notre chambre, contenait dans son tiroir bas des documents ou des souvenirs que nous venions consulter même lorsque nous n’y étions pas invités. C’était une manière de répéter à notre façon, et sans l’appui de nos parents, l’histoire de notre famille.
Toutes ces histoires troublaient André et Olivier.
Ce que nous pouvions leur raconter, ce qu’ils voyaient de leurs yeux ne correspondait en rien à ce qu’ils avaient pu entendre sur l’Algérie avant d’être enrôlés et de s’embarquer souvent avec réticence.
Les militaires français étaient omniprésents et essayaient de s’intégrer dans cette communauté qui les étonnait.
Un après midi chez le coiffeur, dont nous surnommions le fils Tintin à cause de sa houppette de cheveux dressée au-dessus du front, je me souviens d’une discussion passionnée entre un militaire et les clients de la salle d’attente sur la différence entre l’arroz con pollo et la paella :

- Ah non mon lieut’nant ! ce que vous allez manger ce n’est pas la paella c’est l’arroz con pollo !
- Ah bon, et c’est quoi la différence ?
- Alors vous voyez, la paella c’est avec plus de bouillon et des crevettes du poisson de la viande, l’arroz con pollo, le riz il est bien sec y se détache, il est bien jaune et y’a que du poulet. Y’a des piments aussi, des artichauts, ça dépend de la cuisinière

J’écoutais attentivement ces dialogues en me disant que j’aurais pu répondre à ces questions. J’aurais pu expliquer par le détail tout ce que ces adultes disaient, souvent moins bien, hélas pensais-je, que je ne l’aurais fait moi même.
Tout cela procédait pour moi d’un apprentissage qui confrontait en permanence mes connaissances à, la réalité. J’écoutais, j’assimilais, je m’interrogeais en silence, je me répondais à moi-même pour acquérir et mémoriser le plus grand nombre de souvenirs possibles.

25 février, 2007

ENCORE UN PEU D'OMELETTE !

Nous étions tous autour de mon père. Mon oncle Joseph était plus que jamais prompt à la critique et prêt à déclencher une joute verbale avec ses voisins immédiats. M Cabedo enchaînait ses calembours incompréhensibles, un tiers de valencien, un tiers d’espagnol un tiers de français. Il ne recueillait guère plus de succès. Ma tante essayait de les faire taire. Nous, les enfants, les yeux grands ouverts, ébahis par ce spectacle inattendu, regardions nos parents avec des yeux différents.

Une mère de famille et ses deux enfants s’était peu à peu rapprochée de nous. Elle tentait de lier une conversation avec mon père.
Je pensais qu’elle était impressionnée par le calme et la dignité dont il faisait preuve.

Son mari était mort et elle se retrouvait seule à partir. Ses deux enfants étaient dans nos âges. Nous commencions à échanger sur nos villages d’origine respectifs. Notre école, nos vacances reprenaient vie dans nos évocations. Nous oubliions la perspective de devoir les perdre.

Je décrivais avec de nombreux détails notre village et notre école, l’ancienne école et la nouvelle dans laquelle nous avions si peu eu l’occasion de suivre la classe.

Mes différents maîtres et maîtresses avaient tous contribué à forger ma curiosité des choses. Je découvrais dans ces moments combien cela me serait utile.

J’évoquais les instituteurs que j’avais successivement connus.
A l’école maternelle, Mme Van Marck, une grande femme chevaline aux cheveux frisés, portait d’énormes lunettes qui lui dévorait le visage. Elle était assistée de Mme Rubio.
Le fils de cette dernière, mon voisin de table, avait un défaut de prononciation qui lui faisait dire louge et mallon au lieu de rouge et marron.
La salle de classe était ouverte de toute part. Plusieurs portes vitrées auxquelles on accédait par des volées de marches surplombaient notre espace de travail. Les enfants y étaient assis derrière de petites tables, disposées en cercle autour de la maîtresse. Je revois des dizaines de petits en files disciplinées attendant de recevoir une giclée de DDT sur leurs têtes rasées. Ce traitement anti-poux, radical, était aussi une expression de notre égalité devant ce fléau. Noirs, blancs, musulmans, catholiques, juifs, nous étions tous égaux devant le traitement éradiquant les lentes.
Mme Llorca, au cours préparatoire, était une poupée blonde comme disait Maman. Je craignais cette beauté de cinéma. Il faut dire qu’elle m’avait infligée ma première punition. Elle était méritée, mais je la trouvais injuste. J’avais rajouté au crayon rouge sur mon exercice, après la correction, la retenue que j’avais sottement oubliée.

M. Escamilla, un jeune homme ombrageux au visage cerclé de lunettes à monture d’écailles noires, se distinguait par sa sévérité, et ses coups de règles sur les doigts.

Von Von Combre, le Français, était la gentillesse même. Il nous racontait des histoires merveilleuses. Il voulait frapper notre imagination et y ancrer le contraste entre l’Algérie terre de sécheresse et la France pays copieusement arrosé, trop arrosé.
Un jour qu’il avait demandé à ses élèves de lui apporter des fleurs des champs il s’était retrouvé submergé de bouquets dont il ne sut que faire.
Il fallait le voir nous décrivant la variété de fleurs des champs que ses élèves avaient déposé au pied de l’extrade de son bureau.

- Je ne savais pas que j’aurais eu tant de fleurs ! Des marguerites, des bleuets, des coquelicots ! Je n’avais pas assez de vases pour tout mettre ! Et d’autres élèves entraient avec encor plus de fleurs !

Je pensais qu’il exagérait un peu, mais j’avais saisi sa méthode. Il exagérait volontairement pour nous faire sentir que dans la même circonstance nous ne lui aurions apporté que quelques artichauts violets de la vallée de la mort, ou à la rigueur des frésias du jardin de notre mère.

Bien entendu je ne passerais pas sous silence la classe faite par Vincent mon propre cousin. Sa sévérité légendaire mais aussi son sens aigu de la justice le caractérisaient. Cette année de CE 1 connut l’épisode fameux de l’omelette dont je fus l’acteur innocent.

Ce jour là, mon cousin avait prévu une leçon de chose.
Le thème en était, cela me surprend encore quand j’y repense, la recette de l’omelette aux pommes de terre, un plat décidément familial et familier.

A la fin de la récréation alors que nous commencions à nous ranger j’avais entendu la conversation entre Vincent et mon frère Damien. Il expliquait à ce dernier :

- Vas chez Tata Lucia et demande lui de te donner le panier avec la poêle, le réchaud, les œufs, l’huile et les pommes de terre.

Je repense maintenant à la façon qu’il avait de nommer sa mère devant nous, en précisant qu’elle était notre tante, Tata Lucia.

Saisi par la peur d’avoir loupé quelque chose, d’avoir oublié une consigne donnée la veille, je n’hésitais pas, au mépris des règles élémentaires, à sortir de l’école avant la fin de la récréation pour foncer à la maison.
Je me disais :

- J’ai oublié qu’il dallait apporter pour aujourd’hui, un panier, une poêle, un réchaud, des œufs de l’huile et des pommes de terre.

Mes idées se bousculaient alors que je courais. Je pensais, il suffit que je demande à Maman une poêle, un réchaud, des œufs et des pommes de terre, et de l’huile. Elle mettra tout ça dans un panier et je pourrais retourner à l’école discrètement en inventant un motif pour mon retard.
Je jubilais presque à l’idée de m’en tirer à si bon compte.

Héla, à mesure que j’avançais vers la maison cette stratégie se révélait plus difficile à mettre en œuvre qu’il n’y paraissait.
La simplicité et la limpidité de mon plan initial m’apparaissaient battues en brèches par de nombreuses failles qui prenaient le dessus de mon raisonnement optimiste.
Je m’en voulais de ne pas avoir suffisamment écouté la conversation entre mon frère Damien et Vincent. J’ignorais maintenant, en détail, ce dont j’étais censé me munir pour pouvoir retourner en classe la tête haute et sans craindre une punition.

J’arrivais en sanglots dans les jupes de ma mère qui s’étonnait de me voir rentrer de classe dans le milieu de la matinée. Comme à son habitude elle avait imaginé des choses plus graves que l’histoire de l’omelette. Elle m’interrogeait pour savoir s’il s’était passé quelque chose de grave justifiant mon retour où si je n’étais pas malade.

Je répétais inlassablement dans un torrent de sanglots :

- J’ai oublié la poêle, Vincent il va me punir !
- Mais quelle poêle ?

Demandait ma mère sans vraiment comprendre de quoi il s’agissait.

Après avoir obtenu de moi que je livre la clé de mon comportement étrange, notamment ma fuite de l’école pendant la classe, ma mère s’habilla et décida de m’y raccompagner sans aucun des éléments que je réclamais pour répondre à l’exigence pédagogique de la leçon de chose sur l’omelette.
Je tremblais à l’idée de retourner en classe sans la poêle demandée mais ma mère s’était montrée inflexible sur ce point.
C’est presque en courant que nous avons franchi la distance séparant la maison de l’école. Les murs et le portail se dressaient de plus en plus hauts à mesure que nous nous en approchions.
Quelques minutes après nous étions dans la cour.
Elle était vide et nous pouvions voir dans les salles de classe chaque instituteur occupé à sa leçon du jour.

L’entrée dans la salle de classe en compagnie de ma mère avait interrompu la leçon de mon cousin Vincent. Il était effectivement en train d’expliquer aux enfants comment faire une omelette, sur un petit réchaud à alcool.

Il s’arrêta interdit regardant tour à tour ma mère et moi, cherchant une explication rationnelle à la situation.

La tête basse, peu fier de moi, je regagnais ma place, tandis que mon cousin mettait ma mère au courant de la réalité de sa demande. Malgré moi, j’étais le héros d’une histoire qui reviendrait de façon récurrente dans la saga familiale.
Cette histoire que j’avais embellie pour suivre l’exemple de mon maître Von Von Combre, me valut l’admiration des enfants du bateau.
Perdus au sein de cette multitude d’adultes, nous continuions d’échanger nos souvenirs personnels sans que personne ne nous porte attention.

18 février, 2007

CHEZ LES MARTINEZ

L’après midi de ce dimanche nous avions encore inventé de nouveaux jeux. Damien m’avait convaincu que chez les cow-boys il y avait les shérifs mais aussi les bandits, et que le rôle de cow-boy, ou le rôle du « jeune homme » ce héros attachant des westerns, avait sa contrepartie sombre.

Mon petit cousin Lucien, voulait à tout prix être un indien malgré les tentatives désespérées de ses frères pour le raisonner. Ils voulaient l’amener à comprendre que quelque part les indiens étaient des sortes de fellaghas. Vouloir jouer un tel rôle, en ces moments troubles, n’était peut être pas la meilleure idée.

Au cours de ce même après midi notre cousine Denise avait décidé de s’appeler Mme Renée une honorable commerçante au comptoir accueillant. Je la revoyais derrière un énorme coffrage à béton qui lui servait de comptoir. Elle y disposait des boites en fer remplies de sable prenant le plus grand plaisir à imaginer par avance comment elle les vendrait à ses futures clients.
Monique, sa grande sœur, s’était elle affublée du sobriquet de Sassafinda, une appellation intraduisible que ma tante Lucia attribuait aux jeunes filles remuantes de la famille pour caractériser leurs allures intrépides et leur langue bien pendue.
Elle traitait aussi, volontiers, les mêmes jeunes filles de picoulina, mot également intraduisible, mais qui devait signifier jeune fille coquette, intrépide et précoce.

Ce que nous aimions par-dessus tout lors de la préparation de ces jeux, nous les petits, c’est écouter Damien nous raconter Oran et les clameurs des manifestations que les murs épais du petit séminaire ne parvenait pas à contenir.

Inlassablement le roulis de la Méditerranée me ramenait vers ces moments dont je mesurais vu du bateau qu’ils paraissaient lointains parce qu’au fond ils avaient été brefs et trop peu nombreux.

Je m’interrogeais à ce moment sur ma connaissance réelle du pays que je quittais. A part la conscience récente de mon village, de ses habitants et de mes camarades, je ne connaissais que peu de choses. Encore étaient elles passées au filtre d’événements familiaux ou de leur relation par ceux qui les avaient vécus.
La seule réalité à laquelle je me trouvais confrontée était celle que je pouvais observer lorsque loin du cercle étroit des relations familiales, je traînais dans les rues du village avec mes camarades de classe les Martinez et les Gomez.
Les Martinez, une famille nombreuse, également d’origine espagnole, dont l’un des enfants étaient mon compagnon de classe, proposaient un modèle d’éducation très loin du modèle policé qui était le notre.
Les enfants Martinez vivaient dans une sorte de liberté totale, sous la houlette bienveillante de leur mère qui faisait ce qu’elle pouvait pour tenter de canaliser l’énergie de ses enfants.
La cour de leur maison, contrairement à la notre, parfaitement agencée, abritait toutes sortes de matériels usagées et de ferrailles dans lesquels des poules et des petits animaux comme des agneaux couraient librement.
Mme Martinez, une grande femme brune au visage carré entouré de longs cheveux noirs, avait dans la profondeur de ses yeux gris une lumière bienveillante quant elle me regardait. J’étais toujours étonné de son regard qui pouvait tantôt être très acéré, tantôt perdu dans le vague.
La cuisine largement ouverte sur la cour était la pièce à vivre au milieu de laquelle une immense table récupéré au mess de la caserne servait à de multiples usages.
Nous y faisions souvent nos devoirs avec Gérard et son petit frère. Leur mère nous parlait à jet continu. tout en écossant des petits pois, défilant des haricots verts ou pétrissant la pâte d’un gâteau à même la table.
Nous échangions avec elle sur les événements récents du village.
J’étais fier de ses conversations au cours desquelles je pouvais donner un avis et tenter des explications en reprenant des bribes de conversations que j’avais entendu dans le village. Bien entendu, je présentais ces théories comme le résultat de ma propre réflexion. En hochant la tête à mes paroles, Mme Martinez continuait à battre les œufs d’une omelette dans un énorme saladier qu’elle tenait incliné.

Cette table était recouverte d’une plaque d’aluminium sur lequel plusieurs contingents de soldats avaient gravé sous leur nom des icônes au contenu pas toujours avouables. Nous passions de longs moments à déchiffrer ces dessins au graphisme souvent très recherché .
Mme Martinez se justifiait auprès des autres adultes du village qui s’étonnaient de ces dessins obscènes sur une table de famille :

- Son « tonterias » de los jovenes ! (ce sont des bétises de jeunes)

L’analyse méticuleuse de ces dessin nous conduisait, malgré nous, à élaborer une iconographie personnelle des angoisses, des frustrations et des désirs secrets des militaires stationnés à Aïn-El-Arba.
Hélas, notre éducation sauvage sur le sujet prit fin. Mme Martinez demanda à son mari de retourner la plaque d’aluminium sur le dessus de la table. Elle nous mit également en garde contre ce qu’il adviendrait de nous si jamais nous étions tentés, à l’image des jeunes appelés, par l’art de la gravure sur alu..
Les appelés du contingent étaient de plus en plus nombreux et de plus en plus présents dans le village, à tel point que les HLM ne pouvant plus les héberger, on avait sollicité les habitants du village.
Mes parents en avaient accueilli deux, Olivier Rieutort et André Rimbert, deux solides paysans, le premier cévenol, le second vauclusien. Dans ce foyer ils avaient retrouvé une famille, avec un petit frère, un grand-père, un père et une mère d’adoption.
Leur bon sens et leur pragmatisme de gens de la terre avaient subis de plein fouet les effets du choc culturel que leur avait assené la société algérienne de l’époque. Ils s’étaient étonnés de trouver des gens civilisés dans le pays, et ce dans toutes les communautés, de voir que la plupart des habitants étaient bilingues voire trilingues, que les lieux de culte des trois religions étaient respectés par tous, que les habitudes culturelles, notamment alimentaires étaient partagées, que les écoles accueillaient indistinctement tous les enfants.
Hélas, ils arrivaient à un moment où à mesure qu’ils découvraient les charmes et les contradictions de l’Algérie les dernières s’affirmaient et se renforçaient au détriments des premiers.
Ils interrogeaient fréquemment mes parents sur leur vie à Aïn-El-Arba, les raisons qui les avaient poussés à s’installer ici, l’histoire de la famille, l’attachement que nous éprouvions pour la France, mes oncles enrôlés dans l’armée du Général, les conditions dans lesquelles mon oncle Antoine était tombé à Bischwiller en 1945.

11 février, 2007

UNE HISTOIRE DE VELOS

Notre autre camarade de jeux, Alain Gomez habitait en face de chez nous. Plus jeune garçon d’une famille de trois enfants, il avait deux sœurs plus âgées que lui, il était souvent réquisitionné par son père après l’école ou pendant les vacances pour l’aider à son atelier de mécanique.
Il m’arrivait souvent en venant chercher Alain Gomez de pénétrer dans la maison vide jusqu’à l’atelier et de le trouver aux cotés de son père penché sur un étau en train de limer ou de tarauder des pièces de moteur. Les deux silhouettes en bleu de travail continuaient de travailler sans s’apercevoir de ma présence couverte par le bruit, et je comprenais que AG ne pourrait pas venir jouer avec nous.
Par réaction, il lui arrivait de partir de chez lui en empruntant le vélo familial à l’insu de son père. Pour se prémunir contre les risques que cela lui faisait encourir, il emportait sous sa chemise, la statuette de la vierge qui se trouvait sur la cheminée de la maison et nous déclarait très sérieusement :

- Si j’esquintes le vélo de mon père je prends une raclée, mais si en plus je casse la Sainte Vierge….!!
Le vélo occupait une grande place dans nos jeux. Il avait un statut spécial, car nos parents ne le considérait pas comme un jouet pour nous, à cause des risques qu’il comportait, alors que nous pensions le contraire.
Mes parents avaient acheté un vélo demi course, bleu métallisé, à mon frère aîné, qui absent d’Aïn-El-Arba pendant les périodes scolaires, l’utilisait très peu. Mon oncle Melchiorico le plus jeune frère de papa qui travaillait dans l’entreprise paternelle en avait l’usage.
Les frères que nous étions trouvaient cela injuste, car ce qui appartient au frère doit revenir aux frères.
Les matins de vacances, nous nous levions très tôt pour guetter l’arrivée de notre oncle sur le vélo convoité.
Sa grand carcasse voûtée au-dessus du cadre apparaissait fantomatique sur les bords de l’oued dans le soleil levant. Il pédalait nonchalamment, laissant le vélo aller le plus souvent en roue libre, ce qui nous faisait enrager en pensant très fort :

- sur un vélo de course ! il pourrait aller plus vite !

L’autre chose qui nous énervait était la façon qu’il avait de fixer son cartable de cuir marron sur le cadre en le refermant dessus.
Le mouvement nonchalant que le pédalage tranquille donnait au vélo dans le soleil, la taille de mon oncle qui s’ingéniait à se tenir le torse droit, le mouvement de balancier du cartable sur le cadre, tout donnait à son arrivée une allure qui nous légitimait dans notre volonté de faire vivre à ce vélo autre chose que les déplacement de l’honorable maçon qu’était mon oncle.
Dès que mon père et lui étaient partis, nous courrions au vélo pour le libérer.
Il était tellement grand pour nous, que nous pédalions les jambes à l’intérieur du cadre, les bras au-dessus pour pouvoir saisir le guidon.
Cette position inconfortable faisait que nous tournions seulement dans la cour sans oser nous aventurer sur les rues devant la maison.
Nous étions simplement heureux d’être montés sur le vélo de notre grand frère.
Jamais personne, même notre mère qui était à la maison, ne savait qu’en l’absence de notre père nous utilisions le vélo.
Nous prenions les plus grandes précautions pour ne pas être vus, et surtout ne pas tomber en éraflant la peinture bleue du vélo et laisser des traces de notre utilisation clandestine. Sans bénéficier des mêmes protections qu’Alain avec sa statue de la sainte vierge, nous espérions aussi être couverts par l’assurance qu’il avait contracté. Nos vœux furent exaucés et chaque soir, nous déposions un vélo aussi rutilant que celui que nous avions pris le matin.

Une autre histoire de vélo est associée à mon oncle Melchiorico. Père de 4 enfants, qui possédaient chacun une bicyclette, il avait mis au point un astucieux stratagème pour leur faire croire que le père noël leur apportait un nouveau vélo chaque année. Comme par enchantement tous les vélos disparaissent vers le début du mois de décembre, et se retrouvaient à la maison dans le magasin de matériel. Là, mon oncle révisait chaque engin, et les repeignait entièrement de façon à ce que mes cousins trouvent le matin de Noël un nouveau vélo, plus grand plus brillant plus beau que celui qu’il avait utilisé pendant l’année écoulée.
Par l’intermédiaire de mes frères, plus âgés, qui participaient à l’entreprise de maquillage, j’étais au courant de l’affaire des vélos de tonton Melchiorico, et je me gardais bien d’en parler, trop content que j’étais d’être au courant d’une histoire de grands.

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA ( 5)

Dans la stratégie familiale du départ vers la France, plusieurs scénarios avaient été envisagés, notamment l’implantation à Besançon, autour de l’oncle Manuel et de la famille de son épouse Paulette. Le lien fort entre Denise et Antoinette avait prévalu et une grande partie de la famille s’était fait à l’idée de quitter Aïn-El-Arba pour Bourges.

Mon oncle Joseph avait également exploré une autre solution lors d’un voyage de reconnaissance qu’il avait effectué en France.
Une lettre que nous avions reçue alors qu’il y séjournait, présentait en détail la perspective d’achat d’un cabinet d’expert comptable pour trente mille Francs, à Lisieux dans le Calvados.

Je me souviens de cette lettre, deux feuillets blancs pliés dans une enveloppe au format italien, couverts de l’écriture longue de mon oncle, des caractères à l’anglaise méticuleusement formés à l’encre bleue, qui décrivait son projet par le menu.
Cette lettre m’avait valu les foudres de ma mère dans les rues d’Aïn-El-Arba. J’étais un enfant curieux, un peu trop peut être, utilisant sans discernement ses connaissances et sa maîtrise récente de la lecture. Ma compréhension du contexte était beaucoup plus limitée.
Un soir dans la rue, l’obscurité commençait à tomber, nous revenions de l’église avec Maman lorsque nous croisâmes ma Tante Régine. Cette dernière au courant du voyage de Joseph en France, s’enquit de nouvelles fraîches.
Avant même que ma mère n’ouvre la bouche je faisais un compte rendu détaillée de la lettre que j’avais lue, précisant la somme de trente mille francs, et la ville de Lisieux.
Comme les enfants dans ces moments là, pour montrer qu’ils savent, je donnais ces éléments à voix haute pour ne pas dire en criant.
D’autres personnes étaient présentes dans la rue à ce moment là, ce qui pour moi était tout à fait secondaire. J’entends encore la voix irritée de ma mère :

- Mais tais-toi !

Ce projet n’a pas survécu au pragmatisme de la solution berruyère prônée par Antoinette et Denise.

Ce matin là, ces souvenirs affluaient sans que je puisse les contrôler véritablement. Tout ce que je retenais au final, c’est que notre mère nous avait levés plus tôt que d’habitude.

Nous étions en juin et depuis la fin du mois de mai, nous étions concentrés sur les préparatifs qui nous amèneraient à Bourges le 13 juin 1962 dans l’après midi.

Je me souviens précisément du matin blafard de ce presque été algérien, la lumière était blanche sans soleil, et un plafond de nuages gris cachait ce beau ciel bleu violet dont nous avions l’habitude.

Le petit déjeuner était prêt sur la table. Les tranches de pain grillées habituellement sur la cuisinière avaient été carbonisées. Nous regardions l’ensemble, la tête baissée, en évitant de croiser le regard de Maman pour ne pas l’amener à nous dire comme elle faisait chaque matin :

- Mangez tant que c’est chaud !

La cuisine semblait déserte en raison de cette famille silencieuse réunie autour de la table. Je ne me souviens même plus du bruit des bols et des cuillères, ni des paroles qui d’habitude s’échangeaient bruyamment.

Le regard plongé dans mon bol, je revoyais les moments passés en famille dans cette cuisine.
Mes pensées allaient à cette soirée où ma mère apprenait à ma tante Paulette (une bisontine qui avait épousé mon oncle Manuel lors du passage de ce dernier à Besançon pendant la deuxième guerre mondiale), la préparation de l’omelette aux pommes de terre, la tortilla.

Maman, la taille serrée dans son tablier de grosse toile bleue dont elle entourait deux fois les ganses autour d’elle, expliquait calmement comment cuire les pandeterre (maman ne disait jamais pommes de terre mais pandeterre), et les oignons, dans une quantité d’huile suffisante pour éviter de brûler les aliments et permettre de garder une poêle grasse, sans excès, prête à recevoir les œufs le moment venu.

Nous nous tenions debout autour de la grosse cuisinière en fonte grises, serrés autour de l’opératrice en omelette. La lumière blanche de l’ampoule se reflétait sur la hotte laquée de peinture vert pale et donnait une brillance et un éclat particuliers à nos visages. Les lunettes de mon oncle Manuel se découpaient sur son visage renforçant l’acuité de son attention. Les cheveux frisés de ma tante s’évanouissait dans l’atmosphère surchauffée de la pièce.

Maman nous précisait comment Il fallait ensuite laisser cuire l’ensemble doucement sans y toucher pour que se forme la base bien cuite de l’omelette qui permettrait de la retourner sans problème.

C’était ensuite l’opération la plus délicate, le retournement de l’omelette.
Cette opération se faisait à l’aide d’un couvercle que l’on posait sur la poêle. La difficulté consistait à retourner la poêle déposer l’omelette sur le couvercle et dans le même mouvement la re-déposer, coté non cuit dans la poêle
Les mouvements devaient être parfaitement coordonnés, la main gauche devait fermement tenir le manche de la poêle pour la remettre rapidement en position horizontale, la main droite devait tout en souplesse assurer la stabilité de l’omelette sur le couvercle et la faire glisser dans la poêle. .
Sous mes yeux ébahis et le regard admiratif de Paulette, Maman réussissait une fois de plus l’opération « retournement de la tortilla » tandis que tonton Manuel s’exclamait avec son fort accent :

- Ah Ah tu vois ! ça c’est une omelette !

Je les revoyais tous rire aux éclats autour de la cuisinière regardant l’omelette maintenant retournée et parfaitement cuite, le mélange moelleux de pommes de terre et d’oignons attendant d’être dégusté sous la croûte dorée d’œufs bien cuits.

En sortant de cette cuisine autrefois si joyeuse et aujourd’hui synonyme de tristesses, un rapide tour dans les pièces de la maison, me permit de fixer une dernière fois le bureau, les étagères cosy au-dessus du petit canapé d’angle, la collection d’Ivanhoé aux livres à la tranche verte barrée de doré.

Je regardais encore une fois l’immense bureau massif en bois rouge, et le carillon Westminster fixé au mur.

Le bureau comprenait une cheminée dans l’un de ses angles, cheminée que nous utilisions quelquefois les dimanches d’hiver après le repas.
Un feu vif de planches brûle, nous sommes accroupis devant l’âtre, fascinés par les flammes, et la voix de notre mère nous dit :

- Ne regardez pas trop le feu vous allez faire pipi au lit

Dans ma chambre, j’ouvrais une dernière fois le rabat de mon petit secrétaire pour y ranger des soldats de plombs en pensant, je ne sais pourquoi, qu’Ali Bou Basla mon concurrent direct à la première place du classement de la classe de CM1 viendrait jouer avec.

Cette pensée bizarrement ne m’attristait pas, je me disais que c’était peut être un moindre mal.

Le petit déjeuner terminé, les bols lavés, les adieux expédiés, nous devions nous retrouver chez le Curé du village, où nous attendaient M Ducotey le chauffeur du Curé, Fernande la gouvernante, et l’Aronde fourgonnette qui devait nous conduire à Oran.

Je ne me souviens plus très bien comment nous étions assis dans cette aronde familiale, ni si ma mère nous accompagnait, mais je crois me souvenir que mon père avait pris sa voiture et que nous nous suivions.

La voiture de mon père était une dauphine blanche immatriculée 284 FD 9G.

J’ai su plus tard qu’elle avait été convoyée d’Oran à Bourges par la société Serre et Pilaire pour un prix de 31.50 francs de l’époque.

Elle devait quitter le port d’Oran le 25 juin 1962 pour arriver à Bourges le 03 juillet 1962.

Nous étions donc partis, les uns dans la fourgonnette du curé, les autres dans la dauphine paternelle, deux voitures isolées dans ce mois de juin de tourmente, sur la route entre Aïn-El-Arba et Oran.

Une route qui semblait interminable dans ce matin gris sans soleil.

Je revois maintenant, précisément la scène, moi et mes cousins à l’arrière de l’aronde du curé, les yeux fixés sur le compteur de vitesse.

03 février, 2007

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA : TATA LUCIA

Ce mélange de souvenirs et de réalités me conduisit dans les illustrations d’une édition ancienne de David Copperfield que j’avais découvert un jour dans un débarras chez ma tante Lucia.

Le bateau de Pegotty, au bord de la manche me servit un moment de refuge. Je rêvais du jeune David confronté, comme moi, à des personnes et des choses auxquelles il n’avait pas eu le temps de se préparer.

Pegotty se transformait en Lucia cuisinière à la colonie du curé. Elle surveillait nos jeux sur la plage un œil sur le repas qu’elle avait minutieusement préparé. Le curé lui-même nous initiait aux subtilités du cerf volant face à la mer. Il courait sur la grève. Son béret couvrait partiellement son crâne chauve dont s’échappait une mèche de cheveux noirs. La soutane gonflée par le vent, il menaçait de s’envoler avec le cerf volant telle une énorme baudruche noire.
Lucia, la sœur de mon père, était, avec Antoinette la sœur de ma mère, notre tante préférée. Elle était notre deuxième mère. Nous passions une grande partie de notre temps en sa compagnie, surtout pendant les vacances.

Nous étions ses neveux, les fils de ce frère avec lequel elle avait vécu en Espagne. Son enfance difficile sous la férule de la deuxième femme du grand père Bartolome, la Tcha Tcha Rosa lui faisait dire :

- Profitez ! Profitez !

Elle exprimait ce lien très fort avec mon père, en nous témoignant une affection aussi forte que celle qu’elle donnait à ses propres enfants.

Sa maison, était une deuxième maison dans laquelle nous nous retrouvions les dimanches et pendant les vacances.
Ce petit bâtiment à la façade peinte en jaune, aux fenêtres basses protégées par des grilles métalliques argentées tranchait sur les autres maisons de la rue. L’intérieur des ouvertures peint en bleu violet rehaussait le jaune de la façade dans un contraste étonnant.
On eut dit un décor peint à la mesure de la personnalité de notre Tante. Elle avait construit dans chacune des pièces un univers de conte pour enfants sur lequel elle régnait.
Un petit vestibule desservait une salle à manger à gauche et une chambre à droite, prolongée par une salle d’eau débordante de parfums. La lumière y était douce, le soleil s’y reflétait tendrement sur les murs couleur crème et de nombreux miroirs.
Les meubles de la salle à manger recelaient une foule de trésors intéressants. Il y avait ces globes que nous passions des après midi entières à tourner et retourner pour provoquer des tempêtes de neige. Leur ciel opalescent faisait briller les flocons artificiels. La vierge Marie dans son voile bleu et blanc apparaissait et disparaissait au rythme des chutes de neige. L’autre trésor du buffet de la salle à manger était une statuette métallique représentant un ivrogne, nous disions le soûlard. Ce personnage était vêtu de vêtements aux couleurs criardes. Une veste rouge et un pantalon jaune. Son visage illuminé d’un nez rouge était coiffé d’un haut de forme noir et difforme. Il avait une bouche articulée qui pouvait s’ouvrir et se fermer. Sa mâchoire inférieure tombait sur sa poitrine. Pour actionner ce mouvement il fallait présenter devant sa gueule un petit verre aimanté pour le faire boire. L’ouverture du verre était le pôle positif de l’aimant. Elle attirait la tête du personnage qui ouvrait grand la gueule pour s’y coller le verre en renversant la tête. Si l’on présentait le cul du verre, le pôle négatif de l’aimant, le soûlard fermait la gueule, et pivotait dignement sur lui-même en tournant les talons.
Il paraissait indigné de notre refus de lui servir à boire. Sa volte face brutale soulignait le mépris dont il nous gratifiait.
Dès notre arrivée dans la maison de Tata Lucia, c’était à celui qui se précipiterait le plus vite dans le buffet de la salle à manger pour sortir le soûlard. Le verre à la main, l’heureux élu présentait alternativement l’ouverture et le cul du verre. Le soûlard ouvrait grand sa gueule puis la fermait en pivotant. Ouvrait fermait pivotait jusqu'à plus soif. Les spectateurs impatients de s’emparer du verre et de jouer à leur tour s’écriaient alors d’une voix plaignante :

- Tata ! Regarde le ! y nous laisse pas jouer au soûlard !

Sa chambre dans laquelle nous couchions était un territoire secret. Le lit était recouvert d’un énorme édredon de tissu satiné bleu violet. Cet édredon gonflé de capitons réguliers, tranchait avec le bois couleur cèdre du lit et les carreaux rouges du sol. Elle nous cédait volontiers ce lit l’entourant de chaises hautes pour éviter que nous ne tombions dans la nuit.
L’armoire acajou dont les portes vitrées étaient ornées de rideaux contenaient de nombreuses photos et documents de famille que nous regardions avec passion pendant les heures de la sieste.
Nous cherchions à comprendre pourquoi notre tante était veuve, et qui était notre oncle Eugène dont nous avions un très vague souvenir.
Un couloir prolongeait le vestibule de l’entrée et permettait d’accéder à la cuisine et à deux autres chambres.
Une cour, entourée d’un préau formant une galerie, séparait la maison du jardin. Elle comptait deux petits débarras dans lesquels se trouvaient de nombreux livres et bandes dessinées ayant appartenu à mes cousins plus âgés.C’est là qu’un jour j’avais découvert une édition illustrée de David Copperfield. Je l’avais avidement lu jusqu’à la fin. Ce récit rédigé à la première personne m’avait profondément troublé. Après la lecture j’étais persuadé que l’auteur avait lui-même écrit cette histoire au moment où il la vivait. Il pouvait être successivement un enfant un jeune homme puis un adulte. Je ne pensais pas qu’elle pouvait avoir été écrite après que les événements se soient déroulés. La construction incroyable faite de mots que l’auteur avait choisis m’apparaissait difficilement concevable.
Je regardais longuement les illustrations, scrutant les plus infimes détails pour les comparer au texte. L’illustrateur n’avait pas toujours respecté le récit. Je m’interrogeais sur les raisons qui avaient poussé ceux qui avaient édité le livre à accepter une telle trahison.

L’été, dans le jardin bordé d’un énorme mur, de nombreux jujubiers, des arbres sauvages comparables à celui planté sur le marabout de notre cour, nous régalaient de leur fruit. Ces fruits marrons, rouges foncés, de la taille d’une olive, avaient un goût incomparable. Une chair sucrée et molle à la consistance de marshmallow ou de barbe à papa cachait des saveurs difficiles à déterminer, cannelle, caramel, épices et je ne sais quoi encore. Les jujubes restent un mystère tant une fois que vous en aviez mangé un vous ne pouviez plus vous arrêter avec toutes les conséquences intestinales que cela pouvait entraîner.
Durant l’un des séjours de vacances, nous étions tellement occupés mon frère Damien et moi à manger des jujubes, que nous avions déclaré à la tante Lucia qui nous informait de la visite des parents ce dimanche après midi :

- On veut pas les voir on est en vacances !

Ces vacances à 500 mètres de la maison, restent parmi les meilleures de mon enfance. Nous y vivions des plaisirs simples choyés par notre tante.
La patience qu’elle mettait à associer Marie Rose sa fille handicapée à nos activités m’apparaissait comme un symbole des qualités humaines de cette femme que certains qualifiaient de superficielle.
Elle prenait par le bras cette grande ombre brune qui voulait venir vers nous lorsque nous traversions la maison pour aller vers la cour ou le jardin. Elle lui parlait avec patience et apaisait ses peurs. Elle nous demandait de venir lui parler aussi. Elle lui expliquait doucement qui nous étions, pourquoi nous étions dans sa maison. Nous voyions, rassurés, cette grande jeune fille étrange, s’adoucir aux paroles de sa mère.
D’autre fois, elle savait se montrer particulièrement joueuse et moqueuse. Nous étions un certain nombre ce jour là dans la cour. Voisins, famille, amis, avaient été réquisitionnés pour servir de contrepoids alors que mon oncle sciait une planche.
La planche reposait sur un banc. Nous devions nous asseoir dessus pour l’immobiliser.
Les vibrations de la scie sur la planche produisaient sur nous des effets tels qu’un fou rire nous prit. Notre rire rendait notre assise moins forte sur la planche. Le travail du scieur devenait plus difficile. Les vibrations de la planche s’amplifiaient. Elles produisaient des sons prolongés et fuyants dont l’origine supposée a vite été identifiée par ma tante. Elle répétait en riant et en nous poussant du coude :

- Qui c'est qui fait ce bruit ? c’est toi ? Dis le !

Nous comprenions tous de quel type bruit elle voulait parler.

Une autre fois, un cousin du coté de son mari, était venu en visite avec ses parents. Ce petit garçon au regard triste jouait de l’accordéon. Ses parents n’avaient de cesse de le convaincre de faire une démonstration devant la famille. Celle ci applaudissait à tout rompre en le sollicitant bruyamment.
Il indiquait pourtant ne pas pouvoir jouer sans un chevalet pour poser ses partitions.
Ne reculant devant rien, un des participants avait ingénieusement bricolé un chevalet en fixant les partitions à l’aide de pinces à linge sur des verres empilés.
Devant une telle insistance le jeune garçon s’exécuta imposant le silence à son public improvisé et déjà fidèle.
Sur la table cirée à carreaux rouges et verts, les partitions étaient fixées sur des piles de verre Duralex, dont certains avaient encore des fonds d’anisette. Ce chevalet du pauvre ajoutait, au caractère surréaliste de la scène, une dimension humaine que rythmait la musique d’une valse improbable scandée par les battements de mains des auditeurs qui appréciaient maintenant le talent du jeune virtuose.
Une fois dehors, nous goûtions une dernière fois la douceur de l’été. Le voisin de Lucia, un maraîcher fournissant les marchés des communes avoisinantes, chargeait de légumes et de fruits un camion, garé dans un hangar trop étroit pour lui. Nous voyions les essieux énormes sous la remorque. Un homme et une femme se tenaient sur les côtés posant et riant comme si nous allions les prendre en photo. Ils nous parlaient en même temps qu’ils surveillaient le chargement du camion. L’abattant arrière de la remorque avait été abaissé pour permettre à des arabes hilares de charger les livraisons qui devaient être acheminées pour le lendemain matin. Ils apostrophaient ma tante pour lui demander quelques tours ou quelques histoires de sa composition. Assis sur le seuil de leur porte, face à la maison, deux vieux arabes en tenue traditionnelle observaient la scène de façon mystérieuse. Je me dirigeais vers eux, je les connaissais pour être des interlocuteurs habituels de ma tante. Ils me montrèrent, l’air interrogatif, l’édition de l’Écho d’Oran piratée par l’OAS. On y voyait le Général Salan et le Général Jouhaud assis sur une Jeep. Le capot du véhicule était équipé d’une mitrailleuse. Le canon pointé vers le ciel surgissait de bandes de munitions disposées dans une arabesque sophistiquée.
La photo d’un noir et blanc agressif couvrait la une dans son intégralité. L’un des deux vieillards, la barbe blanche sous sa chéchia, me regardait son bâton à la main l’air de vouloir me confier quelque chose. Une lueur triste traversait son regard. Je l’interprétais comme un regret de cette situation, où les plaisanteries avec Lucia étaient désormais d’un autre monde.
Où était il ce temps où un dimanche après midi je me promenais seul avec Lucia dans ses gants de dentelle blanche ? Nous étions partis voir au cinéma du Curé Heidi une fille des montagnes. Je marchais à coté d’elle très fier de l’attention qu’elle me portait. J’ignorais quel était ce film. L’affiche montrait une jeune fille au visage éclatant de taches de rousseur qui souriait sur fond de montagnes bleues.
Les mains couvertes de ses gants en fine dentelles blanches, Lucia avançait à mes côtés. Elle avait posé une main sur ma tête pour me guider sur le chemin du cinéma au travers des rues du village.
Lorsque nous avons pénétré dans le hall du cinéma, plusieurs garçons jouaient au baby foot. Sur le mur, une grande affiche de Gary Cooper, qui venait de mourir le 13 mai 1961, avait été punaisée annonçant une prochaine diffusion commémorative. Avant de rentrer tata Lucia m’acheta un coca cola. La boisson avait un goût très fort, peu sucré, une couleur noir et une consistance épaisse que je gardais sur le ventre pendant toute la séance.
La salle proposait des fauteuils paillés dans sa plus haute partie aménagée en gradins, puis des chaises de bois clair, sans confort, toutes au même niveau sur le parterre.
Quand nous sommes entrés, les actualités étaient commencées et sur les deux premiers fauteuils près de la porte, M Rubio et un autre habitant commentaient un documentaire sur l’envoi d’une fusée par les États-Unis. L’air très savant et très inspiré par le sujet. M Rubio disait à son interlocuteur :

- Esto te lleva….!

Il laissait sa phrase en suspens, volontairement, pour signifier à la fois la puissance développée par le moteur et son incapacité à la traduire par des mots familiers. Son interlocuteur hochait la tête pour participer à cette analyse audacieuse et montrer qu’il la partageait.

- Criar chinos !

Je ne serais pas complet sur cette tante unique si je ne citais ce cri du cœur de la mère aimante qu’était Lucia. Elle exprimait par ce cri le désarroi et l’angoisse de celle qui met au monde des enfants, ignorant les chagrins les peurs et les déconvenues que la vie peut lui et leur réserver.

- Criar chinos para vender los à Chorro (élevez des cochons pour les vendre à Chorro le charcutier du village) !

Elle utilisait souvent cette phrase pour suggérer, sans y croire vraiment, que cette alternative pouvait s’envisager.

Ce cri du cœur, entre colère, ironie et désespoir, traversait souvent nos après midi de vacances. Elle nous rappelait combien nous pouvions être la joie de nos parents mais aussi des charges et des poids morts pour eux.

J’entendais encore ce cri que Lucia poussait dans les rêves de mon sommeil agité alors que je me réveillais bousculé par mes voisins de lit dans le dortoir improvisé du port d’Oran.

28 janvier, 2007

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA ( 4)

Cet après-midi là, depuis le parapet du marabout je voyais un récipient de fer blanc rempli de coings mis à dégorger avant la préparation de la confiture.

Nous avions mis les fruits dans ce récipient de fer blanc, nous disions un cacharro, une sorte de gamelle réformée dont l’usage peut être multiple, et nous l’avions rempli d’eau.
Sous nos soins vigilants, et quelques vigoureux coups des bâtons dont nous nous servions comme des louches, le dégorgement des coings avait été accéléré.
Notre curiosité nous amenant à goûter l’un de ces fruits amer et astringent après son séjour dans l’eau, nous nous demandions comment cela pouvait donner cette gelée de coings à la saveur doucereuse.

Depuis le muret du Marabout on voyait également toute la cour de la maison, jusqu’aux cages des lapins contre le mur du fond.
L’aspect monumental du mur de clôture qui la ceignait, un ouvrage de maçonnerie bâti après l’achat et l’extension du bâtiment en 1950, était impressionnant.
La qualité du portail central, deux énormes battants de bois renforcés de traverses de métal, procédait de la même logique. Une énorme barre de fer sertie à même le sol se terminait par un crochet et venait s’enclencher dans une boucle de métal sur les deux battants fermés, et garantissait contre toute poussée extérieure.

Sur la droite, passée le pignon sud, on devinait le jardin séparé de la maison par une treille qui protégeait de la chaleur la façade intérieure sur laquelle donnaient deux chambres, la cuisine et la salle de bains.
Les fenêtres de ces chambres étaient percées suffisamment bas pour que l’on puisse sans problème sortir vers la treille.
Nous passions de longues heures assis sur les parapets de ces fenêtres profitant des ombrages de la vigne.
Ce couloir ombragé entre la maison et le jardin nous servait de salle de jeux, et nous aimions selon les cas y jouer au croquet, aux boules, à l’école ou encore y faire du théâtre.
Utilisant le tableau vert que nous avions reçu lors d’un précédent Noël, ma cousine Marie-Josée un été qu’elle était parmi nous, nous montrait de façon ludique comment associer des diphtongues avec différentes voyelles. Sous les dessins d’un agent de police en pèlerine, d’une mare constitué par la pluie qui tombait, et d’une machine à laver, elle nous révélait après nos vaines recherches que la solution était Flic Flaque Floc, et elle écrivait ces mots sous les dessins, nous incitant à trouver d’autres exemples illustrés comme cric crac croc ou bric brac broc.

Sous la treille, Jean mon frère aîné, officiellement fiancé à Mathilde, organisait quelquefois des surprises parties avec l’assentiment des parents.
Le sol de terre blanche éclatant sous la lumière artificielle, les dessins réguliers tracés méticuleusement à la boucharde à rouleau sur le ciment des bordures, la nuit qui se découpait au travers des feuilles de la vigne, l’odeur fraîche du vent qui dans l’obscurité semblait monter le long des ceps à l’écorce ridée, tout contribuait, ces soirs là, à faire chanter la musique d’une façon indescriptible, et à pousser nos éclats de rire dans le soir.
La chambre attenante, dont la fenêtre était ouverte, abritait le tourne disques, on disait aussi le pick up. Bien qu’officiellement interdits de séjour dans ces divertissements pour grands, mon frère Damien et moi y assistions cachés à plat ventre sous l’un des lits, poussant même notre audace jusqu’à débrancher le tourne disques aux moments les plus intenses de la fête.
Pour être franc, je dois préciser que j’avais quelquefois un rôle dans ces fêtes. Ma future belle sœur insistait souvent pour que j’interprète devant l’assemblée, la chanson El Beso en España.
Cette chanson décrit comment la femme espagnole use du baiser comme le symbole de son attachement à l’amour véritable. Un baiser que l’on ne donne jamais par hasard mais uniquement lorsque l’on a rencontré l’homme que l’on aime.
Ces paroles que je ne comprenais pas vraiment, suscitaient des rires nerveux lorsque je les chantais et surtout l’ironie des adultes devant la naïveté du chanteur.
A l’époque, Joselito, l’acteur et l’enfant à la voix d’or jouissait d’un grand succès. Mes parents de culture espagnole écoutaient ses chansons, et celles des grands de la chanson espagnole, Manolo Escobar, Juanito Valderrama, mais aussi Gloria Lasso et Los Marcelos Ferial avec leurs reprises de Cuando calienta el sol, et de el Berebito.

Mon père, lui, de sa voix forte et bien placée, nous enchantait en reprenant la chanson El emigrante dont on savait qu’elle le faisait vibrer tant elle lui rappelait sa propre histoire.
Une main grande ouverte devant ses yeux, l’autre qui balayait l’espace devant lui, il plissait son front pour chanter :

- Cuando salí de mi tierra, volví la cara llorando, porque lo que más queria atras me lo iva dejando

(quand j’ai quitté ma terre, j’ai tourné la tête en pleurant, tout ce que je désirais le plus au monde, le l’abandonnais derrière moi !)

Il marquait à ce moment là, entre chacun des vers, un silence, comme hésitant à prononcer ces mots graves et lourds de sens.

Toutes ces chansons constituaient le répertoire familial, que nous connaissions par cœur et chantions à tue tête avec nos parents lors des déplacements en voiture.

Bien entendu, lors de ces surprises parties, les musiques nostalgiques cédaient rapidement la place aux rythmes à la mode, le rock’n’roll et le twist.
A l’occasion d’une de ces surprises parties, j’avais découvert que mon cousin Christian savait twister comme un dieu et que ses démonstrations étaient toujours applaudies.
Ses jambes maigres serrées dans un pantalon bleu marine il esquissait le fameux mouvement de hanches du twist. Il faisait alors progressivement descendre son torse vers le sol, posait un genou à terre, son autre jambe tendue lui servant d’appui pour se redresser ensuite. Il laissait onduler sa jambe tendue au rythme de la musique tandis que ses bras et sa tête s’agitaient à contretemps.

C’est ce même Christian que je revois un jour assis dans le bureau de la maison, une serviette autour du cou, l’air abasourdi derrière sa moustache, les pieds dans une bassine d’eau chaude. Ce jour là, plusieurs jeunes d’Aïn-El-Arba sous l’impulsion de l’un d’entre eux qui avait « emprunté » la voiture de son père avaient été victimes d’un accident heureusement sans gravité.
Cet événement avait été couvert par ma mère et ma Tante Lucia qui étaient allées jusqu’à reprendre le costume du conducteur imprudent dont la veste avait un accroc difficilement explicable aux yeux d’une mère attentive.
Les autres passager dont Christian et la sœur du conducteur étaient choqués par la chute de la voiture dans le fossé sur la route du Hameau Perret.

20 janvier, 2007

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA ( 3)

J’ignorais que dans quelques mois nous allions procéder au lâcher symbolique de ces oiseaux, pour les libérer avant notre départ matinal pour Oran.

Mon frère Sébastien, le constructeur de la volière, avait baptisé la Juana un canari femelle gras et trapu. La Juana avait le sommet de la tête toujours ébouriffé ce qui lui donnait un air particulièrement agressif sous cette espèce de casque à plumets.

Je vois encore ce petit oiseau se rengorger en se tassant sur lui-même pour pousser des trilles qui nous enchantaient et que mon frère savait provoquer comme s’il pouvait, à la commande, exiger de la Juana qu’elle se mette à chanter.


La buanderie, un petit bâtiment aveugle s’appuyait sur la façade intérieure de la maison, sa porte abritée par la marquise de tôle.
Cette pièce toute en longueur abritait deux énormes bacs de ciment gris délavés par l’eau et le savon. Ma mère et Dada, une vielle femme algérienne que nous employions, y faisaient la lessive tous les lundis. Dans cet endroit frais sans fenêtres, dont la seule ouverture était toujours à l’ombre, se mêlaient de multiples odeurs.
D’abord celle du savon frais et du linge humide et savonneux décuplée par la chaleur des lessiveuses et par la vue de l’eau blanchâtre comme du lait qui coulait en permanence sur le ciment des bacs.
Un gros bloc de savon de Marseille dans ses mains tatouées, Dada chantait, des mélodies psalmodiées qui sortaient de sa bouche édentée de vieille femme nostalgique.
Elle portait plusieurs couches de vêtements, et sur sa tête un turban noué qui descendait bas sur ses yeux noirs dont le regard nous donnait un sentiment très fort de tristesse résignée.
Elle s’arrêtait soudain dans ses mouvements pour nous regarder profondément, comme si elle voulait nous transmettre les angoisses de sa vie, ses pensées les plus intimes, et une folle espérance que tout continue sans changer jamais, nous ici et elle dans cette buanderie chantant en lavant notre linge sale.
Ses chants accompagnaient doucement les jours de lessive résonnant comme un bourdonnement incessant et grave tout au long des journée de lessive.

L’autre odeur qui régnait dans la buanderie était celle du vin, des bouchons et de l’osier qui entourait les bonbonnes de verre que Tcha Tche rapportait régulièrement des caves Sénéclauze dont il était l’un des tailleurs de vigne.
Ce salaire en nature faisait l’objet d’un traitement méticuleux par notre grand-oncle qui nous associait volontiers à la cérémonie de la mise en bouteille.
Devant les bacs en ciment, vides ces jours là, ce vin rouge d’Algérie âpre et fort, tant décrié par les œnologues surtout lorsqu’il était utilisé à couper les vins français, faisait l’objet d’un traitement digne des plus grands crûs.
Assis sur un tabouret, Tcha Tche, les jambes écartées, tenait fermement entre ses pieds une bonbonne posée au sol et y plongeait un tuyau de caoutchouc rouge attaqué par le vin. Il aspirait fortement et goulûment à l’autre extrémité du tube, en s’écriant au bout de quelques secondes, alors que nous entendions très nettement le glouglou du liquide dans la minuscule canalisation :

- Joder ! no viene ! (Merde ! ça ne vient pas !)

L’odeur forte de l’alcool emplissait la pièce au fur et à mesure que du tuyau coulait, rapidement maintenant, le liquide rouge qui emplissait régulièrement une bouteille après l’autre en faisant quelquefois un passage rapide par la bouche de l’opérateur pour éviter disait-il toute perte inutile sur le sol cimenté de la buanderie.

Le regard lointain et perdu, Tcha Tche me fixait calmement en mesurant les cinquante six années qui nous séparaient. S’interrogeait il alors sur l’image que je garderais de ce grand oncle qu’il était, et sur l’attitude que j’adopterais lorsque moi même arrivé au seuil de la vie je serais soumis au regard d’un enfant ?

Debout sous la marquise, je pouvais voir le Marabout dit Sidi Boumediene, un arbre, un pommier sauvage, qui poussait selon la légende sur la tombe d’un religieux musulman. Nous étions fier de savoir qu’un grand homme, respectable et savant, vivait ainsi sa vie post mortem dans notre cour.

Notre père, et peut être déjà notre grand-mère Damiana, soucieux de bonne intelligence avec la population locale, avait évité de détruire cet arbre.
Il était, depuis la construction de la maison, entouré d’un ouvrage de maçonnerie qui retenait le tertre de terre, pareil à un oppidum, sur lequel il était planté.

Les indigènes, comme nous disions, avaient libre accès à ce monument religieux, notamment les jours de marché, qui amenaient une population extérieure au village. Des processions bigarrées et bruyantes disposaient sur les branches maigres du pommier sauvage des ex-voto criards de toutes sortes, comme ce foulard de soie bleue turquoise que je regardais à ce moment.

Malgré le statut de cet arbre, et la multitude d’objets qui en ornait les branches, nous aimions l’été venu braver le courroux des adorateurs, et les épines acérées, pour cueillir de petits fruits que nous appelions des « pommettes ».

J’aimais particulièrement ce coin de la cour entre le Marabout et le portail. C’est ici que souvent, je creusais à même le sol meuble, le bol qui constituait l’obstacle à éviter au cours des parties de billes, et dans lequel j’envoyais sans état d’âme les billes de mes adversaires, ou me maudissait intérieurement de la façon dont j’avais creusé le bol lorsque je n’arrivais pas à en faire ressortir une de mes billes.
Je finissais souvent les fins d’après midi assis sur le muret qui entourait le tertre de terre du Marabout.

Les jambes croisées, les pieds chaussés de sandalettes blanches passées au blanc d’Espagne, je regardais cette longue cour blanche entourée de hauts murs qui avaient abrité nos jeux et ceux de mes cousins quelques dix années durant.
Chacun de ces lieux avait sa propre histoire, sa propre place dans l’histoire familiale et une résonance particulière dans ce qui deviendrait mon souvenir d’Aïn-El-Arba.

14 janvier, 2007

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA ( 2)

La maison familiale, la dernière du village avant l’Oued était protégée par un mur de clôture, un rempart qui nous isolait de l’extérieur, une fois le seuil franchi.

Une maison longue aux fenêtres basses protégées par des grilles offrait une façade, banale, derrière son crépi vieux jaune, qui cachait la cour et le jardin dont on ne pouvait soupçonner l’existence.
Mes parents avaient acheté le 29 août 1950, un terrain de 8 ares, sur lequel était construite une petite maison carrée dont la surface étaient divisée en 4 pièces identiques. Cette bâtisse avait été agrandie vers l’est par l’ajout d’une superficie identique qui abritait les pièces de jour. L’ancienne et la nouvelle construction étaient séparées par un corridor. Attenant à la maison une treille protégeait la façade sud, et était prolongée par un jardin et un poulailler, le reste du terrain servait à entreposer le matériel de l’entreprise de maçonnerie de mon père.
L’occupation du terrain laissait à notre discrétion une part importante de la cour dont nous avions découpé l’espace selon des règles édictées par les bouya cramanous une tribu imaginée par notre frère Sébastien dont nous devions respecter les coutumes et nous soumettre à la Loi.

Chaque après midi au retour de l’école, je franchissais le seuil de la maison, traversais le couloir pour me diriger vers la cuisine et y déposer mon cartable ou parfois les courses que ma mère m’avait demandé de faire.

Je cherchais qui se trouvait dans la maison, Ma mère toujours présente dans l’une ou l’autre des pièces, souvent dans le bureau où se tenait sa machine à coudre, ou Ouafya notre bonne algérienne m’accueillait généralement.

Mes arrivées dans la maison étaient toujours tonitruantes, je voulais signaler ma présence en criant
- Maman ! Maman !

Une fin d’après midi, qu’elle se tenait dans l’une des chambres dont les fenêtres donnaient sur la treille, s’escrimant à faire fonctionner la machine à tricoter ERKA que sa sœur lui avait laissée à son départ de France.
Mes cris enthousiastes avaient provoqué une telle inquiétude, qu’elle avait planté là, les poids qui tendaient le tricot en cours, et les diminutions qui devaient donner au raglan qu’elle fabriquait cette courbe élégante sur les épaules.
En se précipitant vers moi, elle avait constaté que j’étais bien portant et que rien dans mes hurlements ne laissait présager l’annonce d’une catastrophe.
Déçu de la façon dont elle accueillait mes initiatives dont j’avais longuement préparé les effets sur le chemin de l’école, je me réfugiais dans la cuisine.
J’y retrouvais la sérénité propice aux réflexions qui traversaient mon jeune cerveau dont je découvrais les innombrables possibilités.

Une grande table ovale soutenait mes méditations. A sept ans passés, un porte-plume à la main, je traçais avec rapidité les lettres violettes de ma première punition.

Ce travail terminé, je restais rêveur, à observer les détails géométriques de la toile cirée neuve, et les tartines de Gervais sucrées posées devant un grand bol de café au lait.

Sur ma gauche derrière une double porte vitrée, la salle à manger aux meubles d’acajou cirés aux portes rehaussées d’un décor en métal argenté, se reposait la semaine des repas bruyants du dimanche.

Dans cette même pièce, derrière les deux grandes portes coulissantes d’un placard mural que l’on pouvait, avec beaucoup de précautions, faire glisser sans bruit aux heures chaudes de la sieste, se trouvaient nos tirelires champignons rouges, dans lesquelles nous prélevions clandestinement, mon frère Damien et moi, quelques larges pièces de vingt francs.

Les dimanches cette pièce étaient le lieu de réunions toujours bruyantes, des repas commencés au début de l’après midi, après la messe et la tournée des cafés, et s’éternisant jusqu’au début de la soirée.
Les tablées étaient nombreuses, et à la fin du repas mon père se livrait à quelques tours de magie dont il avait le secret, ou nous apprenait comment transformer des fruits et des serviettes en petits animaux facétieux.
Une banane dont la tête avait été entaillée sur les cotés et à sa base devenait un groin de cochon avec deux oreilles et une gueule dont on actionnait l’ouverture en en tirant sur la peau du fruit qui en avait été détachée uniquement sur la partie supérieure.
Les mandarines épluchées avec soin pour en retirer les quartiers sans déchirer la peau étaient transformées en lanterne ou en panier avec une anse élégante.
Un bourricot avec son bât était obtenu en posant sur un quartier d’orange un autre qui avait été tranché par le milieu de façon à maintenir un lien entre les deux morceaux. Le quartier d’orange qui recevait le bât était animé d’un mouvement de bascule et les adultes nous disaient :

- Regarde le petit bourricot comme il bouge !

Retenant encore notre attention, il nous montrait comment il faisait passer alternativement son index de la main droite à gauche et à droite de son majeur. Il faisait, en fait, alterner très rapidement autour de son majeur l’index et l’annulaire en tapant sur la table pour détourner notre attention. Un petit bout de papier collé sur son majeur démontrait aux enfants crédules que nous étions que ce doigt restait immobile.
Sa construction favorite consistait à placer sur le goulot d’une bouteille une pièce de un franc sur laquelle il faisait tenir en équilibre un bouchon percé d’une aiguille et piquée de deux fourchettes. Il faisait alors tourner cet ensemble à l’équilibre instable éprouvant à cette prouesse une joie équivalente à la notre.
Quand il était particulièrement en forme, un autre de ses tours consistait à plier une serviette en forme de lapin à grandes oreilles. Il posait cet animal contre sa poitrine au milieu de ses bras habilement croisés. Il le caressait d’une main tandis que de l’autre il imprimait des mouvements à la serviette qui devenait ainsi un lapin agile. Lorsque nous approchions du lapin, une poussée plus forte le faisait bondir à notre visage provoquant cris rires, mais aussi quelques pleurs chez les plus petits.
C’est dans cette même salle à manger que mon frère Jean, au mépris des avertissements paternels avait continué à se balancer sur une chaise devant la double porte vitrée et avait fini la tête dans la menuiserie et les petits carreaux déclenchant la colère parentale.
Tcha Tche notre grand-oncle maternel s’était lui aussi illustré dans cette pièce en laissant tomber dans un magnifique plat de macaronis gratinés une bouteille qui s’y était brisée en mille morceaux.
Le plat jeté à la poubelle, laissant les convives sur leur faim, Tcha Tche s’était juré de ne plus jamais toucher à un plat de macaronis.

J’en étais à évoquer ces images, lorsque l’une de mes tantes, Antoinette, la plus jeune sœur de Maman montra son visage à la porte toujours ouverte qui donnait de la cuisine dans la cour.

- Tu ne joues pas avec les autres ?
- Non, je termine mon travail !
- Ay ce gosse !

Elle avait traversé la pièce comme une musique, et je me souviens d’avoir eu soudain ce sentiment très fort de fin de quelque chose ou d’une époque, peut être la radio jouait-elle, nostalgique, dans la pièce d’à côté.

Dehors, Il faisait très chaud bien qu’il soit déjà plus de 18h00. Le soleil rasant entrait par la fenêtre au-dessus de l’évier dont il jouait avec la céramique blanche pour inonder la pièce de sa lumière crue.

Deux bouteilles de verre remplies de l’huile de friture que l’on filtrait après usage étaient posées devant la fenêtre et magnifiaient les rayons du soleil d’un jaune verdâtre.
De retour d’une tournée mémorable avec son ami Damian, Tcha Tche, mon grand oncle maternel, encore sous le coup de la soif malgré les nombreuses anisettes ingurgités avait vu dans ces bouteilles, dont la couleur sombre lui disait qu’elles devaient contenir du vin, le moyen de finir en beauté le marathon alcoolisé du dimanche. Ce n’est qu’à mi bouteille que ses papilles ont transmis à son cerveau embrumé le signal lui précisant qu’il venait d’avaler un demi litre d’huile de friture.
Cette purge auto administrée, dont les conséquences furent quasi immédiates, fait encore rire toute la famille aux dépens de notre grand-oncle fantasque

J’avançais jusqu’à la porte de la cuisine dont l’entrée était protégée par une marquise en tôle ondulée, et regardais comme une dernière fois la volière dite aux 21 canaris, dont les montants en bois, et même le grillage avaient été peints en jaune.