20 janvier, 2007

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA ( 3)

J’ignorais que dans quelques mois nous allions procéder au lâcher symbolique de ces oiseaux, pour les libérer avant notre départ matinal pour Oran.

Mon frère Sébastien, le constructeur de la volière, avait baptisé la Juana un canari femelle gras et trapu. La Juana avait le sommet de la tête toujours ébouriffé ce qui lui donnait un air particulièrement agressif sous cette espèce de casque à plumets.

Je vois encore ce petit oiseau se rengorger en se tassant sur lui-même pour pousser des trilles qui nous enchantaient et que mon frère savait provoquer comme s’il pouvait, à la commande, exiger de la Juana qu’elle se mette à chanter.


La buanderie, un petit bâtiment aveugle s’appuyait sur la façade intérieure de la maison, sa porte abritée par la marquise de tôle.
Cette pièce toute en longueur abritait deux énormes bacs de ciment gris délavés par l’eau et le savon. Ma mère et Dada, une vielle femme algérienne que nous employions, y faisaient la lessive tous les lundis. Dans cet endroit frais sans fenêtres, dont la seule ouverture était toujours à l’ombre, se mêlaient de multiples odeurs.
D’abord celle du savon frais et du linge humide et savonneux décuplée par la chaleur des lessiveuses et par la vue de l’eau blanchâtre comme du lait qui coulait en permanence sur le ciment des bacs.
Un gros bloc de savon de Marseille dans ses mains tatouées, Dada chantait, des mélodies psalmodiées qui sortaient de sa bouche édentée de vieille femme nostalgique.
Elle portait plusieurs couches de vêtements, et sur sa tête un turban noué qui descendait bas sur ses yeux noirs dont le regard nous donnait un sentiment très fort de tristesse résignée.
Elle s’arrêtait soudain dans ses mouvements pour nous regarder profondément, comme si elle voulait nous transmettre les angoisses de sa vie, ses pensées les plus intimes, et une folle espérance que tout continue sans changer jamais, nous ici et elle dans cette buanderie chantant en lavant notre linge sale.
Ses chants accompagnaient doucement les jours de lessive résonnant comme un bourdonnement incessant et grave tout au long des journée de lessive.

L’autre odeur qui régnait dans la buanderie était celle du vin, des bouchons et de l’osier qui entourait les bonbonnes de verre que Tcha Tche rapportait régulièrement des caves Sénéclauze dont il était l’un des tailleurs de vigne.
Ce salaire en nature faisait l’objet d’un traitement méticuleux par notre grand-oncle qui nous associait volontiers à la cérémonie de la mise en bouteille.
Devant les bacs en ciment, vides ces jours là, ce vin rouge d’Algérie âpre et fort, tant décrié par les œnologues surtout lorsqu’il était utilisé à couper les vins français, faisait l’objet d’un traitement digne des plus grands crûs.
Assis sur un tabouret, Tcha Tche, les jambes écartées, tenait fermement entre ses pieds une bonbonne posée au sol et y plongeait un tuyau de caoutchouc rouge attaqué par le vin. Il aspirait fortement et goulûment à l’autre extrémité du tube, en s’écriant au bout de quelques secondes, alors que nous entendions très nettement le glouglou du liquide dans la minuscule canalisation :

- Joder ! no viene ! (Merde ! ça ne vient pas !)

L’odeur forte de l’alcool emplissait la pièce au fur et à mesure que du tuyau coulait, rapidement maintenant, le liquide rouge qui emplissait régulièrement une bouteille après l’autre en faisant quelquefois un passage rapide par la bouche de l’opérateur pour éviter disait-il toute perte inutile sur le sol cimenté de la buanderie.

Le regard lointain et perdu, Tcha Tche me fixait calmement en mesurant les cinquante six années qui nous séparaient. S’interrogeait il alors sur l’image que je garderais de ce grand oncle qu’il était, et sur l’attitude que j’adopterais lorsque moi même arrivé au seuil de la vie je serais soumis au regard d’un enfant ?

Debout sous la marquise, je pouvais voir le Marabout dit Sidi Boumediene, un arbre, un pommier sauvage, qui poussait selon la légende sur la tombe d’un religieux musulman. Nous étions fier de savoir qu’un grand homme, respectable et savant, vivait ainsi sa vie post mortem dans notre cour.

Notre père, et peut être déjà notre grand-mère Damiana, soucieux de bonne intelligence avec la population locale, avait évité de détruire cet arbre.
Il était, depuis la construction de la maison, entouré d’un ouvrage de maçonnerie qui retenait le tertre de terre, pareil à un oppidum, sur lequel il était planté.

Les indigènes, comme nous disions, avaient libre accès à ce monument religieux, notamment les jours de marché, qui amenaient une population extérieure au village. Des processions bigarrées et bruyantes disposaient sur les branches maigres du pommier sauvage des ex-voto criards de toutes sortes, comme ce foulard de soie bleue turquoise que je regardais à ce moment.

Malgré le statut de cet arbre, et la multitude d’objets qui en ornait les branches, nous aimions l’été venu braver le courroux des adorateurs, et les épines acérées, pour cueillir de petits fruits que nous appelions des « pommettes ».

J’aimais particulièrement ce coin de la cour entre le Marabout et le portail. C’est ici que souvent, je creusais à même le sol meuble, le bol qui constituait l’obstacle à éviter au cours des parties de billes, et dans lequel j’envoyais sans état d’âme les billes de mes adversaires, ou me maudissait intérieurement de la façon dont j’avais creusé le bol lorsque je n’arrivais pas à en faire ressortir une de mes billes.
Je finissais souvent les fins d’après midi assis sur le muret qui entourait le tertre de terre du Marabout.

Les jambes croisées, les pieds chaussés de sandalettes blanches passées au blanc d’Espagne, je regardais cette longue cour blanche entourée de hauts murs qui avaient abrité nos jeux et ceux de mes cousins quelques dix années durant.
Chacun de ces lieux avait sa propre histoire, sa propre place dans l’histoire familiale et une résonance particulière dans ce qui deviendrait mon souvenir d’Aïn-El-Arba.

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