28 janvier, 2007

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA ( 4)

Cet après-midi là, depuis le parapet du marabout je voyais un récipient de fer blanc rempli de coings mis à dégorger avant la préparation de la confiture.

Nous avions mis les fruits dans ce récipient de fer blanc, nous disions un cacharro, une sorte de gamelle réformée dont l’usage peut être multiple, et nous l’avions rempli d’eau.
Sous nos soins vigilants, et quelques vigoureux coups des bâtons dont nous nous servions comme des louches, le dégorgement des coings avait été accéléré.
Notre curiosité nous amenant à goûter l’un de ces fruits amer et astringent après son séjour dans l’eau, nous nous demandions comment cela pouvait donner cette gelée de coings à la saveur doucereuse.

Depuis le muret du Marabout on voyait également toute la cour de la maison, jusqu’aux cages des lapins contre le mur du fond.
L’aspect monumental du mur de clôture qui la ceignait, un ouvrage de maçonnerie bâti après l’achat et l’extension du bâtiment en 1950, était impressionnant.
La qualité du portail central, deux énormes battants de bois renforcés de traverses de métal, procédait de la même logique. Une énorme barre de fer sertie à même le sol se terminait par un crochet et venait s’enclencher dans une boucle de métal sur les deux battants fermés, et garantissait contre toute poussée extérieure.

Sur la droite, passée le pignon sud, on devinait le jardin séparé de la maison par une treille qui protégeait de la chaleur la façade intérieure sur laquelle donnaient deux chambres, la cuisine et la salle de bains.
Les fenêtres de ces chambres étaient percées suffisamment bas pour que l’on puisse sans problème sortir vers la treille.
Nous passions de longues heures assis sur les parapets de ces fenêtres profitant des ombrages de la vigne.
Ce couloir ombragé entre la maison et le jardin nous servait de salle de jeux, et nous aimions selon les cas y jouer au croquet, aux boules, à l’école ou encore y faire du théâtre.
Utilisant le tableau vert que nous avions reçu lors d’un précédent Noël, ma cousine Marie-Josée un été qu’elle était parmi nous, nous montrait de façon ludique comment associer des diphtongues avec différentes voyelles. Sous les dessins d’un agent de police en pèlerine, d’une mare constitué par la pluie qui tombait, et d’une machine à laver, elle nous révélait après nos vaines recherches que la solution était Flic Flaque Floc, et elle écrivait ces mots sous les dessins, nous incitant à trouver d’autres exemples illustrés comme cric crac croc ou bric brac broc.

Sous la treille, Jean mon frère aîné, officiellement fiancé à Mathilde, organisait quelquefois des surprises parties avec l’assentiment des parents.
Le sol de terre blanche éclatant sous la lumière artificielle, les dessins réguliers tracés méticuleusement à la boucharde à rouleau sur le ciment des bordures, la nuit qui se découpait au travers des feuilles de la vigne, l’odeur fraîche du vent qui dans l’obscurité semblait monter le long des ceps à l’écorce ridée, tout contribuait, ces soirs là, à faire chanter la musique d’une façon indescriptible, et à pousser nos éclats de rire dans le soir.
La chambre attenante, dont la fenêtre était ouverte, abritait le tourne disques, on disait aussi le pick up. Bien qu’officiellement interdits de séjour dans ces divertissements pour grands, mon frère Damien et moi y assistions cachés à plat ventre sous l’un des lits, poussant même notre audace jusqu’à débrancher le tourne disques aux moments les plus intenses de la fête.
Pour être franc, je dois préciser que j’avais quelquefois un rôle dans ces fêtes. Ma future belle sœur insistait souvent pour que j’interprète devant l’assemblée, la chanson El Beso en España.
Cette chanson décrit comment la femme espagnole use du baiser comme le symbole de son attachement à l’amour véritable. Un baiser que l’on ne donne jamais par hasard mais uniquement lorsque l’on a rencontré l’homme que l’on aime.
Ces paroles que je ne comprenais pas vraiment, suscitaient des rires nerveux lorsque je les chantais et surtout l’ironie des adultes devant la naïveté du chanteur.
A l’époque, Joselito, l’acteur et l’enfant à la voix d’or jouissait d’un grand succès. Mes parents de culture espagnole écoutaient ses chansons, et celles des grands de la chanson espagnole, Manolo Escobar, Juanito Valderrama, mais aussi Gloria Lasso et Los Marcelos Ferial avec leurs reprises de Cuando calienta el sol, et de el Berebito.

Mon père, lui, de sa voix forte et bien placée, nous enchantait en reprenant la chanson El emigrante dont on savait qu’elle le faisait vibrer tant elle lui rappelait sa propre histoire.
Une main grande ouverte devant ses yeux, l’autre qui balayait l’espace devant lui, il plissait son front pour chanter :

- Cuando salí de mi tierra, volví la cara llorando, porque lo que más queria atras me lo iva dejando

(quand j’ai quitté ma terre, j’ai tourné la tête en pleurant, tout ce que je désirais le plus au monde, le l’abandonnais derrière moi !)

Il marquait à ce moment là, entre chacun des vers, un silence, comme hésitant à prononcer ces mots graves et lourds de sens.

Toutes ces chansons constituaient le répertoire familial, que nous connaissions par cœur et chantions à tue tête avec nos parents lors des déplacements en voiture.

Bien entendu, lors de ces surprises parties, les musiques nostalgiques cédaient rapidement la place aux rythmes à la mode, le rock’n’roll et le twist.
A l’occasion d’une de ces surprises parties, j’avais découvert que mon cousin Christian savait twister comme un dieu et que ses démonstrations étaient toujours applaudies.
Ses jambes maigres serrées dans un pantalon bleu marine il esquissait le fameux mouvement de hanches du twist. Il faisait alors progressivement descendre son torse vers le sol, posait un genou à terre, son autre jambe tendue lui servant d’appui pour se redresser ensuite. Il laissait onduler sa jambe tendue au rythme de la musique tandis que ses bras et sa tête s’agitaient à contretemps.

C’est ce même Christian que je revois un jour assis dans le bureau de la maison, une serviette autour du cou, l’air abasourdi derrière sa moustache, les pieds dans une bassine d’eau chaude. Ce jour là, plusieurs jeunes d’Aïn-El-Arba sous l’impulsion de l’un d’entre eux qui avait « emprunté » la voiture de son père avaient été victimes d’un accident heureusement sans gravité.
Cet événement avait été couvert par ma mère et ma Tante Lucia qui étaient allées jusqu’à reprendre le costume du conducteur imprudent dont la veste avait un accroc difficilement explicable aux yeux d’une mère attentive.
Les autres passager dont Christian et la sœur du conducteur étaient choqués par la chute de la voiture dans le fossé sur la route du Hameau Perret.

20 janvier, 2007

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA ( 3)

J’ignorais que dans quelques mois nous allions procéder au lâcher symbolique de ces oiseaux, pour les libérer avant notre départ matinal pour Oran.

Mon frère Sébastien, le constructeur de la volière, avait baptisé la Juana un canari femelle gras et trapu. La Juana avait le sommet de la tête toujours ébouriffé ce qui lui donnait un air particulièrement agressif sous cette espèce de casque à plumets.

Je vois encore ce petit oiseau se rengorger en se tassant sur lui-même pour pousser des trilles qui nous enchantaient et que mon frère savait provoquer comme s’il pouvait, à la commande, exiger de la Juana qu’elle se mette à chanter.


La buanderie, un petit bâtiment aveugle s’appuyait sur la façade intérieure de la maison, sa porte abritée par la marquise de tôle.
Cette pièce toute en longueur abritait deux énormes bacs de ciment gris délavés par l’eau et le savon. Ma mère et Dada, une vielle femme algérienne que nous employions, y faisaient la lessive tous les lundis. Dans cet endroit frais sans fenêtres, dont la seule ouverture était toujours à l’ombre, se mêlaient de multiples odeurs.
D’abord celle du savon frais et du linge humide et savonneux décuplée par la chaleur des lessiveuses et par la vue de l’eau blanchâtre comme du lait qui coulait en permanence sur le ciment des bacs.
Un gros bloc de savon de Marseille dans ses mains tatouées, Dada chantait, des mélodies psalmodiées qui sortaient de sa bouche édentée de vieille femme nostalgique.
Elle portait plusieurs couches de vêtements, et sur sa tête un turban noué qui descendait bas sur ses yeux noirs dont le regard nous donnait un sentiment très fort de tristesse résignée.
Elle s’arrêtait soudain dans ses mouvements pour nous regarder profondément, comme si elle voulait nous transmettre les angoisses de sa vie, ses pensées les plus intimes, et une folle espérance que tout continue sans changer jamais, nous ici et elle dans cette buanderie chantant en lavant notre linge sale.
Ses chants accompagnaient doucement les jours de lessive résonnant comme un bourdonnement incessant et grave tout au long des journée de lessive.

L’autre odeur qui régnait dans la buanderie était celle du vin, des bouchons et de l’osier qui entourait les bonbonnes de verre que Tcha Tche rapportait régulièrement des caves Sénéclauze dont il était l’un des tailleurs de vigne.
Ce salaire en nature faisait l’objet d’un traitement méticuleux par notre grand-oncle qui nous associait volontiers à la cérémonie de la mise en bouteille.
Devant les bacs en ciment, vides ces jours là, ce vin rouge d’Algérie âpre et fort, tant décrié par les œnologues surtout lorsqu’il était utilisé à couper les vins français, faisait l’objet d’un traitement digne des plus grands crûs.
Assis sur un tabouret, Tcha Tche, les jambes écartées, tenait fermement entre ses pieds une bonbonne posée au sol et y plongeait un tuyau de caoutchouc rouge attaqué par le vin. Il aspirait fortement et goulûment à l’autre extrémité du tube, en s’écriant au bout de quelques secondes, alors que nous entendions très nettement le glouglou du liquide dans la minuscule canalisation :

- Joder ! no viene ! (Merde ! ça ne vient pas !)

L’odeur forte de l’alcool emplissait la pièce au fur et à mesure que du tuyau coulait, rapidement maintenant, le liquide rouge qui emplissait régulièrement une bouteille après l’autre en faisant quelquefois un passage rapide par la bouche de l’opérateur pour éviter disait-il toute perte inutile sur le sol cimenté de la buanderie.

Le regard lointain et perdu, Tcha Tche me fixait calmement en mesurant les cinquante six années qui nous séparaient. S’interrogeait il alors sur l’image que je garderais de ce grand oncle qu’il était, et sur l’attitude que j’adopterais lorsque moi même arrivé au seuil de la vie je serais soumis au regard d’un enfant ?

Debout sous la marquise, je pouvais voir le Marabout dit Sidi Boumediene, un arbre, un pommier sauvage, qui poussait selon la légende sur la tombe d’un religieux musulman. Nous étions fier de savoir qu’un grand homme, respectable et savant, vivait ainsi sa vie post mortem dans notre cour.

Notre père, et peut être déjà notre grand-mère Damiana, soucieux de bonne intelligence avec la population locale, avait évité de détruire cet arbre.
Il était, depuis la construction de la maison, entouré d’un ouvrage de maçonnerie qui retenait le tertre de terre, pareil à un oppidum, sur lequel il était planté.

Les indigènes, comme nous disions, avaient libre accès à ce monument religieux, notamment les jours de marché, qui amenaient une population extérieure au village. Des processions bigarrées et bruyantes disposaient sur les branches maigres du pommier sauvage des ex-voto criards de toutes sortes, comme ce foulard de soie bleue turquoise que je regardais à ce moment.

Malgré le statut de cet arbre, et la multitude d’objets qui en ornait les branches, nous aimions l’été venu braver le courroux des adorateurs, et les épines acérées, pour cueillir de petits fruits que nous appelions des « pommettes ».

J’aimais particulièrement ce coin de la cour entre le Marabout et le portail. C’est ici que souvent, je creusais à même le sol meuble, le bol qui constituait l’obstacle à éviter au cours des parties de billes, et dans lequel j’envoyais sans état d’âme les billes de mes adversaires, ou me maudissait intérieurement de la façon dont j’avais creusé le bol lorsque je n’arrivais pas à en faire ressortir une de mes billes.
Je finissais souvent les fins d’après midi assis sur le muret qui entourait le tertre de terre du Marabout.

Les jambes croisées, les pieds chaussés de sandalettes blanches passées au blanc d’Espagne, je regardais cette longue cour blanche entourée de hauts murs qui avaient abrité nos jeux et ceux de mes cousins quelques dix années durant.
Chacun de ces lieux avait sa propre histoire, sa propre place dans l’histoire familiale et une résonance particulière dans ce qui deviendrait mon souvenir d’Aïn-El-Arba.

14 janvier, 2007

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA ( 2)

La maison familiale, la dernière du village avant l’Oued était protégée par un mur de clôture, un rempart qui nous isolait de l’extérieur, une fois le seuil franchi.

Une maison longue aux fenêtres basses protégées par des grilles offrait une façade, banale, derrière son crépi vieux jaune, qui cachait la cour et le jardin dont on ne pouvait soupçonner l’existence.
Mes parents avaient acheté le 29 août 1950, un terrain de 8 ares, sur lequel était construite une petite maison carrée dont la surface étaient divisée en 4 pièces identiques. Cette bâtisse avait été agrandie vers l’est par l’ajout d’une superficie identique qui abritait les pièces de jour. L’ancienne et la nouvelle construction étaient séparées par un corridor. Attenant à la maison une treille protégeait la façade sud, et était prolongée par un jardin et un poulailler, le reste du terrain servait à entreposer le matériel de l’entreprise de maçonnerie de mon père.
L’occupation du terrain laissait à notre discrétion une part importante de la cour dont nous avions découpé l’espace selon des règles édictées par les bouya cramanous une tribu imaginée par notre frère Sébastien dont nous devions respecter les coutumes et nous soumettre à la Loi.

Chaque après midi au retour de l’école, je franchissais le seuil de la maison, traversais le couloir pour me diriger vers la cuisine et y déposer mon cartable ou parfois les courses que ma mère m’avait demandé de faire.

Je cherchais qui se trouvait dans la maison, Ma mère toujours présente dans l’une ou l’autre des pièces, souvent dans le bureau où se tenait sa machine à coudre, ou Ouafya notre bonne algérienne m’accueillait généralement.

Mes arrivées dans la maison étaient toujours tonitruantes, je voulais signaler ma présence en criant
- Maman ! Maman !

Une fin d’après midi, qu’elle se tenait dans l’une des chambres dont les fenêtres donnaient sur la treille, s’escrimant à faire fonctionner la machine à tricoter ERKA que sa sœur lui avait laissée à son départ de France.
Mes cris enthousiastes avaient provoqué une telle inquiétude, qu’elle avait planté là, les poids qui tendaient le tricot en cours, et les diminutions qui devaient donner au raglan qu’elle fabriquait cette courbe élégante sur les épaules.
En se précipitant vers moi, elle avait constaté que j’étais bien portant et que rien dans mes hurlements ne laissait présager l’annonce d’une catastrophe.
Déçu de la façon dont elle accueillait mes initiatives dont j’avais longuement préparé les effets sur le chemin de l’école, je me réfugiais dans la cuisine.
J’y retrouvais la sérénité propice aux réflexions qui traversaient mon jeune cerveau dont je découvrais les innombrables possibilités.

Une grande table ovale soutenait mes méditations. A sept ans passés, un porte-plume à la main, je traçais avec rapidité les lettres violettes de ma première punition.

Ce travail terminé, je restais rêveur, à observer les détails géométriques de la toile cirée neuve, et les tartines de Gervais sucrées posées devant un grand bol de café au lait.

Sur ma gauche derrière une double porte vitrée, la salle à manger aux meubles d’acajou cirés aux portes rehaussées d’un décor en métal argenté, se reposait la semaine des repas bruyants du dimanche.

Dans cette même pièce, derrière les deux grandes portes coulissantes d’un placard mural que l’on pouvait, avec beaucoup de précautions, faire glisser sans bruit aux heures chaudes de la sieste, se trouvaient nos tirelires champignons rouges, dans lesquelles nous prélevions clandestinement, mon frère Damien et moi, quelques larges pièces de vingt francs.

Les dimanches cette pièce étaient le lieu de réunions toujours bruyantes, des repas commencés au début de l’après midi, après la messe et la tournée des cafés, et s’éternisant jusqu’au début de la soirée.
Les tablées étaient nombreuses, et à la fin du repas mon père se livrait à quelques tours de magie dont il avait le secret, ou nous apprenait comment transformer des fruits et des serviettes en petits animaux facétieux.
Une banane dont la tête avait été entaillée sur les cotés et à sa base devenait un groin de cochon avec deux oreilles et une gueule dont on actionnait l’ouverture en en tirant sur la peau du fruit qui en avait été détachée uniquement sur la partie supérieure.
Les mandarines épluchées avec soin pour en retirer les quartiers sans déchirer la peau étaient transformées en lanterne ou en panier avec une anse élégante.
Un bourricot avec son bât était obtenu en posant sur un quartier d’orange un autre qui avait été tranché par le milieu de façon à maintenir un lien entre les deux morceaux. Le quartier d’orange qui recevait le bât était animé d’un mouvement de bascule et les adultes nous disaient :

- Regarde le petit bourricot comme il bouge !

Retenant encore notre attention, il nous montrait comment il faisait passer alternativement son index de la main droite à gauche et à droite de son majeur. Il faisait, en fait, alterner très rapidement autour de son majeur l’index et l’annulaire en tapant sur la table pour détourner notre attention. Un petit bout de papier collé sur son majeur démontrait aux enfants crédules que nous étions que ce doigt restait immobile.
Sa construction favorite consistait à placer sur le goulot d’une bouteille une pièce de un franc sur laquelle il faisait tenir en équilibre un bouchon percé d’une aiguille et piquée de deux fourchettes. Il faisait alors tourner cet ensemble à l’équilibre instable éprouvant à cette prouesse une joie équivalente à la notre.
Quand il était particulièrement en forme, un autre de ses tours consistait à plier une serviette en forme de lapin à grandes oreilles. Il posait cet animal contre sa poitrine au milieu de ses bras habilement croisés. Il le caressait d’une main tandis que de l’autre il imprimait des mouvements à la serviette qui devenait ainsi un lapin agile. Lorsque nous approchions du lapin, une poussée plus forte le faisait bondir à notre visage provoquant cris rires, mais aussi quelques pleurs chez les plus petits.
C’est dans cette même salle à manger que mon frère Jean, au mépris des avertissements paternels avait continué à se balancer sur une chaise devant la double porte vitrée et avait fini la tête dans la menuiserie et les petits carreaux déclenchant la colère parentale.
Tcha Tche notre grand-oncle maternel s’était lui aussi illustré dans cette pièce en laissant tomber dans un magnifique plat de macaronis gratinés une bouteille qui s’y était brisée en mille morceaux.
Le plat jeté à la poubelle, laissant les convives sur leur faim, Tcha Tche s’était juré de ne plus jamais toucher à un plat de macaronis.

J’en étais à évoquer ces images, lorsque l’une de mes tantes, Antoinette, la plus jeune sœur de Maman montra son visage à la porte toujours ouverte qui donnait de la cuisine dans la cour.

- Tu ne joues pas avec les autres ?
- Non, je termine mon travail !
- Ay ce gosse !

Elle avait traversé la pièce comme une musique, et je me souviens d’avoir eu soudain ce sentiment très fort de fin de quelque chose ou d’une époque, peut être la radio jouait-elle, nostalgique, dans la pièce d’à côté.

Dehors, Il faisait très chaud bien qu’il soit déjà plus de 18h00. Le soleil rasant entrait par la fenêtre au-dessus de l’évier dont il jouait avec la céramique blanche pour inonder la pièce de sa lumière crue.

Deux bouteilles de verre remplies de l’huile de friture que l’on filtrait après usage étaient posées devant la fenêtre et magnifiaient les rayons du soleil d’un jaune verdâtre.
De retour d’une tournée mémorable avec son ami Damian, Tcha Tche, mon grand oncle maternel, encore sous le coup de la soif malgré les nombreuses anisettes ingurgités avait vu dans ces bouteilles, dont la couleur sombre lui disait qu’elles devaient contenir du vin, le moyen de finir en beauté le marathon alcoolisé du dimanche. Ce n’est qu’à mi bouteille que ses papilles ont transmis à son cerveau embrumé le signal lui précisant qu’il venait d’avaler un demi litre d’huile de friture.
Cette purge auto administrée, dont les conséquences furent quasi immédiates, fait encore rire toute la famille aux dépens de notre grand-oncle fantasque

J’avançais jusqu’à la porte de la cuisine dont l’entrée était protégée par une marquise en tôle ondulée, et regardais comme une dernière fois la volière dite aux 21 canaris, dont les montants en bois, et même le grillage avaient été peints en jaune.

03 janvier, 2007

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA ( 1)

Je devais avoir quelque huit ans lorsque je pris conscience de la réalité de ce village dans lequel vivait ma famille.
Ce village était maintenant un espace délimité par des repères précis, des lieux, des personnes, des événements.
J’avais progressivement appris à maîtriser ses limites, à connaître les membres de la communauté qui le composait, enfin à en devenir un membre à part entière.
Je me déplaçais dans des lieux désormais familiers et connus, je prêtais attention à ce qui s’y passait et à ce qui s’y disait, je m’y sentais bien, j’y étais chez moi.
Ma conscience d’Aïn-El-Arba se traduisait aussi par une couleur particulière du ciel, du vent sur mon visage, des images et des odeurs. Un bonheur devenu palpable, lorsque ce ciel, ce vent, ces images, ces odeurs, venaient à ma rencontre.
Je gardais deux choses de ces découvertes rétrospectives, la chaleur et la rectitude de rues plates sous le sable et le soleil.
Elles s’organisaient autour d'une place carrelée, en délimitant des parcelles carrées tracées au cordeau sur lesquelles on avait construit des maisons. Le village était une construction rationnelle, un signe de la civilisation dans un paysage au relief tourmenté et chaotique.
Du centre de la place, depuis le kiosque à musique, un sorte d’élégante rotonde dont les pilastres étaient surmontés d’un toit galbé comme un casque colonial, on pouvait voir du sud vers le nord, la mairie l'église, le Palais de Justice et la mosquée.
De part et d’autres du kiosque, des terrasses ombragées accueillaient les clients des trois bars du village. Je me souviens précisément des ces trois là, chez Victor, chez Juanico et chez Isidore. Avec mes frères ou mes cousins, nous suivions la procession d’après messe à laquelle mon père, mon grand-oncle Tcha Tche ou l’un de mes oncles venu en visite chez mes parents, sacrifiaient tous les dimanches en observant des stations plus ou moins prolongées dans chacun de ces bars..
Avant les repas du dimanche, nous y passions de longs moments à les regarder jouer au billard, à écouter les conversations bruyantes dans l’odeur particulière de l’anis mêlée à celle du bois ciré du comptoir.
Le café au billard était toujours grand ouvert sur la rue. Trois piliers carrés supportaient le bâtiment dont la façade était en retrait derrière une volée de longues marches. Entre chacun de ces piliers des portes vitrées s’ouvraient largement sur la rue. Du comptoir, on pouvait voir, sans être vu, tout ce qui se passait au dehors. Penché au dessus du marbre mon oncle Melchiorico est attentif à la disposition des boules et réfléchit à l’effet qu’il va donner. Alors qu’il s’apprête à tirer son attention est attirée par un mouvement dans la rue. Il lève doucement la tête pour arrêter son mouvement et reviens aussitôt à son jeu. Il enchaîne une série puis comme pour laisser du jeu aux autres, il se lève pour aller marquer ses points sur le boulier mural. Dans la quiétude un peu sombre du bar, la lumière violente de la rue surexpose tout ce qui vit à l’extérieur. Debout devant le comptoir, trop haut pour nous, nous regardons les verres de tomates qui s’alignent pour les joueurs. Chacun à notre tour nous trempons les lèvres dans ces breuvages sucrés et anisés pour une demi gorgée autorisées par les grands. C’est dans cet atmosphère de bar que (la grenadine sans anisette le petit oiseau bien attaché.
L’épicerie boulangerie avec son comptoir en forme de L derrière lequel Mme Mangana nous accueillait un air de doute permanent dans le regard. Elle nous interrogeait des yeux, dès notre entrée, pour savoir si nous venions vraiment acheter quelque chose ou si comme nous le faisions souvent simplement regarder la file d’attente des clients et notamment ceux qui venaient pour faire cuire du pain. Le four de la boulangerie pouvait être utilisé par les particuliers et Mme Mangana, sévère derrière son comptoir, évaluait à voix haute la qualité de ce qu’on lui amenait à cuire.
- ça ? c’est pas de la torta, disait elle à un jeune algérien en faisant glisser le moule plus loin sur le comptoir en zinc gris.
Elle n’hésitait jamais à refuser une torta dont elle jugeait la pâte trop liquide sachant que c’est elle qui se verrait reprocher le résultat de la cuisson. Elle expliquait de façon véhémente que la pâte était tellement liquide que jamais elle ne parviendrait à donner une torta à la croûte blanche noircie par endroits et à la mie serrée mais moelleuse.
A la sortie de la messe nous nous précipitions chez la bonbonnière, nous appelions ainsi une vieille femme qui vendait des bonbons pour les enfants. Dans un magasin étroit comme un couloir, des bocaux et des étagères vitrés de bois gris, abritaient une variété de bonbons et de caramels qui compliquait le choix et allongeaient les files d’attente. Elle fabriquait elle même des piroulis, qu’elle vendait 10 centimes. Ces cônes de caramel durci autour d’un bâtonnet étaient entourés de papier sulfurisé et avaient notre préférence. Nous passions de longues minutes à sucer le cône nous escrimant à défaire le papier qui collait et que nous recrachions au fur et à mesure. Une fois débarrassé de son papier, le pirouli avait une couleur brune flamboyante et mordorée, irisée de bulles d’air. Le caramel était si translucide qu’on pouvait l’utiliser comme des lunettes ou une lentille pour regarder au travers et voir le monde se colorer comme un pirouli.
Face à la Mairie et à l’Église, non loin de la Mosquée une grande place accueillait les habitants du village. C’est là qu’aux périodes de Ramadan, la population musulmane se réunissait pour attendre le cri d’une sirène municipale faisant office de muezzin signalant la fin du jeûne et l’heure des libations.
Je me rappelle précisément d’une de ces fins d’après midi au cours de laquelle mêlé à cette foule avec mes camarades de classe Ali Bou Basla et Bensnane, j’attendais moi aussi le signal libérateur.
Nous étions assis à même le sol entourés de la multitude, tirant des plans sur ce que nous allions faire dès que la sirène aurait retenti, nous lançant des défis à qui serait le plus rapide pour se lever, détaler et prendre la tête du peloton de personnes qui se précipiterait en masse vers l’oued.
A la bordure sud de la place du kiosque, se trouvait le café de Victor, une grande façade vert menthe, délavée par le soleil, surmontée d’une marquise métallique ajourée et couverte de larges lettres blanches calligraphiées en cursive ronde.
Cette façade selon plusieurs personnes du village avait été mitraillée par un américain ivre mort lors du débarquement de 1942, et vingt ans après on pouvait encore voir les impacts des balles.
Sur ce coté sud, au coin d’une rue se trouvait la maison de Mathilde, la fiancée de mon frère aîné.
En face au coin opposé de la rue, se tenait la gendarmerie, on disait la maison de San Juan du nom du brigadier qui la commandait.
Les parterres de fleur autour du kiosque, les bancs en ciment, les magnolias aux troncs élégamment recouverts de blanc, les barrières de métal peintes en vert, le carrelage beige entrecoupé de motifs géométriques bleus constituaient une harmonie parfaite sous le soleil.

La place du village nous protégeait de tout, nous nous sentions en sécurité à l’ombre de la Mairie de l’église de la mosquée et du palais de justice.

J’avais patiemment intériorisé cette géographie familière de sorte qu’elle était devenue mon guide pour me diriger seul dans le village. J’allais mon chemin, de la maison à la boucherie Bouaziz, de la maison à la vieille école non loin de la Mairie, et retournais à la maison par différents itinéraires.
Par la place de la poste et de la vieille école, un immense carré de sable blanc que je traversais en diagonale croisant quelquefois un vieil homme vêtu par tous les temps d’une cape noire, il s’agissait du père d’Odette Galliana la receveuse des PTT.
En longeant le terrain de basket qui recevait la kermesse du village à la fin de l’année scolaire puis par une rue bordée de villas et de jardins entretenus avec soin, qui aboutissait derrière la maison après la traversée d’un petit terrain vague face à une propriété qui se cachait derrière une haute grille métallique noire.
Sur ce chemin, je m’arrêtais toujours plusieurs minutes devant la villa au portail rouge bordeaux, dans le jardin de laquelle il y avait des plantes grasses et des cactées vivaces dans des rocailles sur lesquelles courraient des lézards.
Tout de suite après je savais qu’il fallait tourner à gauche pour apercevoir la rue principale que j’aurais pu prendre depuis la place. En tournant à droite dans cette rue j’arrivais enfin à la maison, l’une des dernières du village.
Dès lors, que l’on dépassait notre maison, plusieurs itinéraires conduisaient vers des lieux isolés du village qui nous étaient familiers.
En face, la campagne déserte de montagnes pelées aux sommets verdoyants ou enneigés, le fameux piton bleu,
Après quelques minutes de marche, vers l’est, le long des vignes, sur un chemin bordé d’arbres, une allée de cyprès évidente au premier coup d’œil, conduisait au cimetière, un village grandiose de morts, vivant dans le marbre et le ciment. Ce lieu resterait l’ultime attache de notre famille à ce village désormais perdu.

Depuis la maison, il suffisait de marcher quelques mètres pour se retrouver dans le lit véritable de l'oued réduit par un gué en béton pour permettre à la route vers Hameau Perret de le traverser.
En suivant le lit de l’Oued, en direction des montagnes, nous avions découvert un accident de relief, une sorte de dépression de la roche qui rendait le passage de l’oued plus encaissé qu’ailleurs. Nous avions surnommé ce passage qu’il fallait franchir d’un bond, « la vallée de la mort ».
Cet endroit magique perdu dans les chardons et les artichauts sauvages cristallisait notre imagination et servait de refuge à nos escapades de l’après midi.
Cachés par les tiges vertes des artichauts sauvages nous regardions au dessus de nos têtes les fleurs violettes qui se balançaient au grès du vent marquant dans le ciel une trajectoire de quelques barbules blanches qui se détachaient et s’enfuyaient vers les traînées cotonneuses de nuages d’altitude.
Le silence envahissait les montagnes, nous étions biens, seuls sous le soleil attendant un ennemi imaginaire que nos jeux décrivaient comme un indien d’Amérique ou un cow-boy égaré sur le mauvais chemin.
Par opposition, le gué, ouvert à tous, formidable toboggan de ciment brut servait de tremplin à nos chariots sur roulement à billes. Ces chariots rudimentaires étaient constitués d’une planche sur laquelle étaient cloués deux axes en bois, l’un fixe à l’arrière l’autre mobile à l’avant. Ces axes supportaient les roulements à bille à chacune de leurs extrémités. Le conducteur s’asseyait sur la planche, à demi couché, posait les pieds sur l’axe mobile avant et s’élançait du haut de la pente tentant vainement de diriger l’engin avec ses pieds. Une corde reliant les deux extrémités de l’axe avant permettait d’assurer la stabilité et comme des rennes sur un cheval complétait le dispositif de pilotage.
Ces jeux nous occupaient des après midi entiers les descentes trop rapides succédant aux courses effrénées pour remonter le tremplin en, tirant derrière nous les chariots par les rennes de corde. Le grondement des roulements à billes sur le béton, les cris de ceux qui descendaient, les ahanements de ceux qui remontaient, les klaxons des voitures qui empruntaient la route nous croisant dangereusement, tout ce bruit contribuait à faire de ce jeu un contrepoint furieux au calme de « la vallée de la mort ».

En suivant le cours de l’Oued sur la rive proche du village on parvenait au chemin de la « remonte » qui conduisait à la nouvelle école. Ce chemin passait devant la maison de mon oncle Melchorico et de ma tante Régine.
Devant leur maison l’oued avait été canalisé par un magnifique ouvrage en béton qui lui donnait une fière allure de canal.
Mon cousin Vincent, instituteur au village, commentait l'ouvrage avec son fort accent et sa gouaille pied noir caractéristique, en moquant le maire Victori, sur le ton :
- Il nous a fait le Rhône, avec ces murs en béton !
L’hiver, sur le chemin de la remonte, il fallait emprunter le piège d’un escalier boueux, taillé à même la glaise, pour atteindre la limite civilisée de l’ancien Aïn-El-Arba, et se trouver dans les nouveaux quartiers autour de l’école ultra moderne.

D'immenses places toujours vides coupaient de loin en loin les lieux essentiels de mon village. Ces grandes taches blanches sous le soleil et le ciel bleu violet, les solitudes des heures de sieste, la sensation perpétuelle de vacances, donnaient au cadre de vie que je venais de découvrir, alors que j’allais le quitter, le goût amer d’un paradis perdu.