03 janvier, 2007

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA ( 1)

Je devais avoir quelque huit ans lorsque je pris conscience de la réalité de ce village dans lequel vivait ma famille.
Ce village était maintenant un espace délimité par des repères précis, des lieux, des personnes, des événements.
J’avais progressivement appris à maîtriser ses limites, à connaître les membres de la communauté qui le composait, enfin à en devenir un membre à part entière.
Je me déplaçais dans des lieux désormais familiers et connus, je prêtais attention à ce qui s’y passait et à ce qui s’y disait, je m’y sentais bien, j’y étais chez moi.
Ma conscience d’Aïn-El-Arba se traduisait aussi par une couleur particulière du ciel, du vent sur mon visage, des images et des odeurs. Un bonheur devenu palpable, lorsque ce ciel, ce vent, ces images, ces odeurs, venaient à ma rencontre.
Je gardais deux choses de ces découvertes rétrospectives, la chaleur et la rectitude de rues plates sous le sable et le soleil.
Elles s’organisaient autour d'une place carrelée, en délimitant des parcelles carrées tracées au cordeau sur lesquelles on avait construit des maisons. Le village était une construction rationnelle, un signe de la civilisation dans un paysage au relief tourmenté et chaotique.
Du centre de la place, depuis le kiosque à musique, un sorte d’élégante rotonde dont les pilastres étaient surmontés d’un toit galbé comme un casque colonial, on pouvait voir du sud vers le nord, la mairie l'église, le Palais de Justice et la mosquée.
De part et d’autres du kiosque, des terrasses ombragées accueillaient les clients des trois bars du village. Je me souviens précisément des ces trois là, chez Victor, chez Juanico et chez Isidore. Avec mes frères ou mes cousins, nous suivions la procession d’après messe à laquelle mon père, mon grand-oncle Tcha Tche ou l’un de mes oncles venu en visite chez mes parents, sacrifiaient tous les dimanches en observant des stations plus ou moins prolongées dans chacun de ces bars..
Avant les repas du dimanche, nous y passions de longs moments à les regarder jouer au billard, à écouter les conversations bruyantes dans l’odeur particulière de l’anis mêlée à celle du bois ciré du comptoir.
Le café au billard était toujours grand ouvert sur la rue. Trois piliers carrés supportaient le bâtiment dont la façade était en retrait derrière une volée de longues marches. Entre chacun de ces piliers des portes vitrées s’ouvraient largement sur la rue. Du comptoir, on pouvait voir, sans être vu, tout ce qui se passait au dehors. Penché au dessus du marbre mon oncle Melchiorico est attentif à la disposition des boules et réfléchit à l’effet qu’il va donner. Alors qu’il s’apprête à tirer son attention est attirée par un mouvement dans la rue. Il lève doucement la tête pour arrêter son mouvement et reviens aussitôt à son jeu. Il enchaîne une série puis comme pour laisser du jeu aux autres, il se lève pour aller marquer ses points sur le boulier mural. Dans la quiétude un peu sombre du bar, la lumière violente de la rue surexpose tout ce qui vit à l’extérieur. Debout devant le comptoir, trop haut pour nous, nous regardons les verres de tomates qui s’alignent pour les joueurs. Chacun à notre tour nous trempons les lèvres dans ces breuvages sucrés et anisés pour une demi gorgée autorisées par les grands. C’est dans cet atmosphère de bar que (la grenadine sans anisette le petit oiseau bien attaché.
L’épicerie boulangerie avec son comptoir en forme de L derrière lequel Mme Mangana nous accueillait un air de doute permanent dans le regard. Elle nous interrogeait des yeux, dès notre entrée, pour savoir si nous venions vraiment acheter quelque chose ou si comme nous le faisions souvent simplement regarder la file d’attente des clients et notamment ceux qui venaient pour faire cuire du pain. Le four de la boulangerie pouvait être utilisé par les particuliers et Mme Mangana, sévère derrière son comptoir, évaluait à voix haute la qualité de ce qu’on lui amenait à cuire.
- ça ? c’est pas de la torta, disait elle à un jeune algérien en faisant glisser le moule plus loin sur le comptoir en zinc gris.
Elle n’hésitait jamais à refuser une torta dont elle jugeait la pâte trop liquide sachant que c’est elle qui se verrait reprocher le résultat de la cuisson. Elle expliquait de façon véhémente que la pâte était tellement liquide que jamais elle ne parviendrait à donner une torta à la croûte blanche noircie par endroits et à la mie serrée mais moelleuse.
A la sortie de la messe nous nous précipitions chez la bonbonnière, nous appelions ainsi une vieille femme qui vendait des bonbons pour les enfants. Dans un magasin étroit comme un couloir, des bocaux et des étagères vitrés de bois gris, abritaient une variété de bonbons et de caramels qui compliquait le choix et allongeaient les files d’attente. Elle fabriquait elle même des piroulis, qu’elle vendait 10 centimes. Ces cônes de caramel durci autour d’un bâtonnet étaient entourés de papier sulfurisé et avaient notre préférence. Nous passions de longues minutes à sucer le cône nous escrimant à défaire le papier qui collait et que nous recrachions au fur et à mesure. Une fois débarrassé de son papier, le pirouli avait une couleur brune flamboyante et mordorée, irisée de bulles d’air. Le caramel était si translucide qu’on pouvait l’utiliser comme des lunettes ou une lentille pour regarder au travers et voir le monde se colorer comme un pirouli.
Face à la Mairie et à l’Église, non loin de la Mosquée une grande place accueillait les habitants du village. C’est là qu’aux périodes de Ramadan, la population musulmane se réunissait pour attendre le cri d’une sirène municipale faisant office de muezzin signalant la fin du jeûne et l’heure des libations.
Je me rappelle précisément d’une de ces fins d’après midi au cours de laquelle mêlé à cette foule avec mes camarades de classe Ali Bou Basla et Bensnane, j’attendais moi aussi le signal libérateur.
Nous étions assis à même le sol entourés de la multitude, tirant des plans sur ce que nous allions faire dès que la sirène aurait retenti, nous lançant des défis à qui serait le plus rapide pour se lever, détaler et prendre la tête du peloton de personnes qui se précipiterait en masse vers l’oued.
A la bordure sud de la place du kiosque, se trouvait le café de Victor, une grande façade vert menthe, délavée par le soleil, surmontée d’une marquise métallique ajourée et couverte de larges lettres blanches calligraphiées en cursive ronde.
Cette façade selon plusieurs personnes du village avait été mitraillée par un américain ivre mort lors du débarquement de 1942, et vingt ans après on pouvait encore voir les impacts des balles.
Sur ce coté sud, au coin d’une rue se trouvait la maison de Mathilde, la fiancée de mon frère aîné.
En face au coin opposé de la rue, se tenait la gendarmerie, on disait la maison de San Juan du nom du brigadier qui la commandait.
Les parterres de fleur autour du kiosque, les bancs en ciment, les magnolias aux troncs élégamment recouverts de blanc, les barrières de métal peintes en vert, le carrelage beige entrecoupé de motifs géométriques bleus constituaient une harmonie parfaite sous le soleil.

La place du village nous protégeait de tout, nous nous sentions en sécurité à l’ombre de la Mairie de l’église de la mosquée et du palais de justice.

J’avais patiemment intériorisé cette géographie familière de sorte qu’elle était devenue mon guide pour me diriger seul dans le village. J’allais mon chemin, de la maison à la boucherie Bouaziz, de la maison à la vieille école non loin de la Mairie, et retournais à la maison par différents itinéraires.
Par la place de la poste et de la vieille école, un immense carré de sable blanc que je traversais en diagonale croisant quelquefois un vieil homme vêtu par tous les temps d’une cape noire, il s’agissait du père d’Odette Galliana la receveuse des PTT.
En longeant le terrain de basket qui recevait la kermesse du village à la fin de l’année scolaire puis par une rue bordée de villas et de jardins entretenus avec soin, qui aboutissait derrière la maison après la traversée d’un petit terrain vague face à une propriété qui se cachait derrière une haute grille métallique noire.
Sur ce chemin, je m’arrêtais toujours plusieurs minutes devant la villa au portail rouge bordeaux, dans le jardin de laquelle il y avait des plantes grasses et des cactées vivaces dans des rocailles sur lesquelles courraient des lézards.
Tout de suite après je savais qu’il fallait tourner à gauche pour apercevoir la rue principale que j’aurais pu prendre depuis la place. En tournant à droite dans cette rue j’arrivais enfin à la maison, l’une des dernières du village.
Dès lors, que l’on dépassait notre maison, plusieurs itinéraires conduisaient vers des lieux isolés du village qui nous étaient familiers.
En face, la campagne déserte de montagnes pelées aux sommets verdoyants ou enneigés, le fameux piton bleu,
Après quelques minutes de marche, vers l’est, le long des vignes, sur un chemin bordé d’arbres, une allée de cyprès évidente au premier coup d’œil, conduisait au cimetière, un village grandiose de morts, vivant dans le marbre et le ciment. Ce lieu resterait l’ultime attache de notre famille à ce village désormais perdu.

Depuis la maison, il suffisait de marcher quelques mètres pour se retrouver dans le lit véritable de l'oued réduit par un gué en béton pour permettre à la route vers Hameau Perret de le traverser.
En suivant le lit de l’Oued, en direction des montagnes, nous avions découvert un accident de relief, une sorte de dépression de la roche qui rendait le passage de l’oued plus encaissé qu’ailleurs. Nous avions surnommé ce passage qu’il fallait franchir d’un bond, « la vallée de la mort ».
Cet endroit magique perdu dans les chardons et les artichauts sauvages cristallisait notre imagination et servait de refuge à nos escapades de l’après midi.
Cachés par les tiges vertes des artichauts sauvages nous regardions au dessus de nos têtes les fleurs violettes qui se balançaient au grès du vent marquant dans le ciel une trajectoire de quelques barbules blanches qui se détachaient et s’enfuyaient vers les traînées cotonneuses de nuages d’altitude.
Le silence envahissait les montagnes, nous étions biens, seuls sous le soleil attendant un ennemi imaginaire que nos jeux décrivaient comme un indien d’Amérique ou un cow-boy égaré sur le mauvais chemin.
Par opposition, le gué, ouvert à tous, formidable toboggan de ciment brut servait de tremplin à nos chariots sur roulement à billes. Ces chariots rudimentaires étaient constitués d’une planche sur laquelle étaient cloués deux axes en bois, l’un fixe à l’arrière l’autre mobile à l’avant. Ces axes supportaient les roulements à bille à chacune de leurs extrémités. Le conducteur s’asseyait sur la planche, à demi couché, posait les pieds sur l’axe mobile avant et s’élançait du haut de la pente tentant vainement de diriger l’engin avec ses pieds. Une corde reliant les deux extrémités de l’axe avant permettait d’assurer la stabilité et comme des rennes sur un cheval complétait le dispositif de pilotage.
Ces jeux nous occupaient des après midi entiers les descentes trop rapides succédant aux courses effrénées pour remonter le tremplin en, tirant derrière nous les chariots par les rennes de corde. Le grondement des roulements à billes sur le béton, les cris de ceux qui descendaient, les ahanements de ceux qui remontaient, les klaxons des voitures qui empruntaient la route nous croisant dangereusement, tout ce bruit contribuait à faire de ce jeu un contrepoint furieux au calme de « la vallée de la mort ».

En suivant le cours de l’Oued sur la rive proche du village on parvenait au chemin de la « remonte » qui conduisait à la nouvelle école. Ce chemin passait devant la maison de mon oncle Melchorico et de ma tante Régine.
Devant leur maison l’oued avait été canalisé par un magnifique ouvrage en béton qui lui donnait une fière allure de canal.
Mon cousin Vincent, instituteur au village, commentait l'ouvrage avec son fort accent et sa gouaille pied noir caractéristique, en moquant le maire Victori, sur le ton :
- Il nous a fait le Rhône, avec ces murs en béton !
L’hiver, sur le chemin de la remonte, il fallait emprunter le piège d’un escalier boueux, taillé à même la glaise, pour atteindre la limite civilisée de l’ancien Aïn-El-Arba, et se trouver dans les nouveaux quartiers autour de l’école ultra moderne.

D'immenses places toujours vides coupaient de loin en loin les lieux essentiels de mon village. Ces grandes taches blanches sous le soleil et le ciel bleu violet, les solitudes des heures de sieste, la sensation perpétuelle de vacances, donnaient au cadre de vie que je venais de découvrir, alors que j’allais le quitter, le goût amer d’un paradis perdu.

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