25 février, 2007

ENCORE UN PEU D'OMELETTE !

Nous étions tous autour de mon père. Mon oncle Joseph était plus que jamais prompt à la critique et prêt à déclencher une joute verbale avec ses voisins immédiats. M Cabedo enchaînait ses calembours incompréhensibles, un tiers de valencien, un tiers d’espagnol un tiers de français. Il ne recueillait guère plus de succès. Ma tante essayait de les faire taire. Nous, les enfants, les yeux grands ouverts, ébahis par ce spectacle inattendu, regardions nos parents avec des yeux différents.

Une mère de famille et ses deux enfants s’était peu à peu rapprochée de nous. Elle tentait de lier une conversation avec mon père.
Je pensais qu’elle était impressionnée par le calme et la dignité dont il faisait preuve.

Son mari était mort et elle se retrouvait seule à partir. Ses deux enfants étaient dans nos âges. Nous commencions à échanger sur nos villages d’origine respectifs. Notre école, nos vacances reprenaient vie dans nos évocations. Nous oubliions la perspective de devoir les perdre.

Je décrivais avec de nombreux détails notre village et notre école, l’ancienne école et la nouvelle dans laquelle nous avions si peu eu l’occasion de suivre la classe.

Mes différents maîtres et maîtresses avaient tous contribué à forger ma curiosité des choses. Je découvrais dans ces moments combien cela me serait utile.

J’évoquais les instituteurs que j’avais successivement connus.
A l’école maternelle, Mme Van Marck, une grande femme chevaline aux cheveux frisés, portait d’énormes lunettes qui lui dévorait le visage. Elle était assistée de Mme Rubio.
Le fils de cette dernière, mon voisin de table, avait un défaut de prononciation qui lui faisait dire louge et mallon au lieu de rouge et marron.
La salle de classe était ouverte de toute part. Plusieurs portes vitrées auxquelles on accédait par des volées de marches surplombaient notre espace de travail. Les enfants y étaient assis derrière de petites tables, disposées en cercle autour de la maîtresse. Je revois des dizaines de petits en files disciplinées attendant de recevoir une giclée de DDT sur leurs têtes rasées. Ce traitement anti-poux, radical, était aussi une expression de notre égalité devant ce fléau. Noirs, blancs, musulmans, catholiques, juifs, nous étions tous égaux devant le traitement éradiquant les lentes.
Mme Llorca, au cours préparatoire, était une poupée blonde comme disait Maman. Je craignais cette beauté de cinéma. Il faut dire qu’elle m’avait infligée ma première punition. Elle était méritée, mais je la trouvais injuste. J’avais rajouté au crayon rouge sur mon exercice, après la correction, la retenue que j’avais sottement oubliée.

M. Escamilla, un jeune homme ombrageux au visage cerclé de lunettes à monture d’écailles noires, se distinguait par sa sévérité, et ses coups de règles sur les doigts.

Von Von Combre, le Français, était la gentillesse même. Il nous racontait des histoires merveilleuses. Il voulait frapper notre imagination et y ancrer le contraste entre l’Algérie terre de sécheresse et la France pays copieusement arrosé, trop arrosé.
Un jour qu’il avait demandé à ses élèves de lui apporter des fleurs des champs il s’était retrouvé submergé de bouquets dont il ne sut que faire.
Il fallait le voir nous décrivant la variété de fleurs des champs que ses élèves avaient déposé au pied de l’extrade de son bureau.

- Je ne savais pas que j’aurais eu tant de fleurs ! Des marguerites, des bleuets, des coquelicots ! Je n’avais pas assez de vases pour tout mettre ! Et d’autres élèves entraient avec encor plus de fleurs !

Je pensais qu’il exagérait un peu, mais j’avais saisi sa méthode. Il exagérait volontairement pour nous faire sentir que dans la même circonstance nous ne lui aurions apporté que quelques artichauts violets de la vallée de la mort, ou à la rigueur des frésias du jardin de notre mère.

Bien entendu je ne passerais pas sous silence la classe faite par Vincent mon propre cousin. Sa sévérité légendaire mais aussi son sens aigu de la justice le caractérisaient. Cette année de CE 1 connut l’épisode fameux de l’omelette dont je fus l’acteur innocent.

Ce jour là, mon cousin avait prévu une leçon de chose.
Le thème en était, cela me surprend encore quand j’y repense, la recette de l’omelette aux pommes de terre, un plat décidément familial et familier.

A la fin de la récréation alors que nous commencions à nous ranger j’avais entendu la conversation entre Vincent et mon frère Damien. Il expliquait à ce dernier :

- Vas chez Tata Lucia et demande lui de te donner le panier avec la poêle, le réchaud, les œufs, l’huile et les pommes de terre.

Je repense maintenant à la façon qu’il avait de nommer sa mère devant nous, en précisant qu’elle était notre tante, Tata Lucia.

Saisi par la peur d’avoir loupé quelque chose, d’avoir oublié une consigne donnée la veille, je n’hésitais pas, au mépris des règles élémentaires, à sortir de l’école avant la fin de la récréation pour foncer à la maison.
Je me disais :

- J’ai oublié qu’il dallait apporter pour aujourd’hui, un panier, une poêle, un réchaud, des œufs de l’huile et des pommes de terre.

Mes idées se bousculaient alors que je courais. Je pensais, il suffit que je demande à Maman une poêle, un réchaud, des œufs et des pommes de terre, et de l’huile. Elle mettra tout ça dans un panier et je pourrais retourner à l’école discrètement en inventant un motif pour mon retard.
Je jubilais presque à l’idée de m’en tirer à si bon compte.

Héla, à mesure que j’avançais vers la maison cette stratégie se révélait plus difficile à mettre en œuvre qu’il n’y paraissait.
La simplicité et la limpidité de mon plan initial m’apparaissaient battues en brèches par de nombreuses failles qui prenaient le dessus de mon raisonnement optimiste.
Je m’en voulais de ne pas avoir suffisamment écouté la conversation entre mon frère Damien et Vincent. J’ignorais maintenant, en détail, ce dont j’étais censé me munir pour pouvoir retourner en classe la tête haute et sans craindre une punition.

J’arrivais en sanglots dans les jupes de ma mère qui s’étonnait de me voir rentrer de classe dans le milieu de la matinée. Comme à son habitude elle avait imaginé des choses plus graves que l’histoire de l’omelette. Elle m’interrogeait pour savoir s’il s’était passé quelque chose de grave justifiant mon retour où si je n’étais pas malade.

Je répétais inlassablement dans un torrent de sanglots :

- J’ai oublié la poêle, Vincent il va me punir !
- Mais quelle poêle ?

Demandait ma mère sans vraiment comprendre de quoi il s’agissait.

Après avoir obtenu de moi que je livre la clé de mon comportement étrange, notamment ma fuite de l’école pendant la classe, ma mère s’habilla et décida de m’y raccompagner sans aucun des éléments que je réclamais pour répondre à l’exigence pédagogique de la leçon de chose sur l’omelette.
Je tremblais à l’idée de retourner en classe sans la poêle demandée mais ma mère s’était montrée inflexible sur ce point.
C’est presque en courant que nous avons franchi la distance séparant la maison de l’école. Les murs et le portail se dressaient de plus en plus hauts à mesure que nous nous en approchions.
Quelques minutes après nous étions dans la cour.
Elle était vide et nous pouvions voir dans les salles de classe chaque instituteur occupé à sa leçon du jour.

L’entrée dans la salle de classe en compagnie de ma mère avait interrompu la leçon de mon cousin Vincent. Il était effectivement en train d’expliquer aux enfants comment faire une omelette, sur un petit réchaud à alcool.

Il s’arrêta interdit regardant tour à tour ma mère et moi, cherchant une explication rationnelle à la situation.

La tête basse, peu fier de moi, je regagnais ma place, tandis que mon cousin mettait ma mère au courant de la réalité de sa demande. Malgré moi, j’étais le héros d’une histoire qui reviendrait de façon récurrente dans la saga familiale.
Cette histoire que j’avais embellie pour suivre l’exemple de mon maître Von Von Combre, me valut l’admiration des enfants du bateau.
Perdus au sein de cette multitude d’adultes, nous continuions d’échanger nos souvenirs personnels sans que personne ne nous porte attention.

18 février, 2007

CHEZ LES MARTINEZ

L’après midi de ce dimanche nous avions encore inventé de nouveaux jeux. Damien m’avait convaincu que chez les cow-boys il y avait les shérifs mais aussi les bandits, et que le rôle de cow-boy, ou le rôle du « jeune homme » ce héros attachant des westerns, avait sa contrepartie sombre.

Mon petit cousin Lucien, voulait à tout prix être un indien malgré les tentatives désespérées de ses frères pour le raisonner. Ils voulaient l’amener à comprendre que quelque part les indiens étaient des sortes de fellaghas. Vouloir jouer un tel rôle, en ces moments troubles, n’était peut être pas la meilleure idée.

Au cours de ce même après midi notre cousine Denise avait décidé de s’appeler Mme Renée une honorable commerçante au comptoir accueillant. Je la revoyais derrière un énorme coffrage à béton qui lui servait de comptoir. Elle y disposait des boites en fer remplies de sable prenant le plus grand plaisir à imaginer par avance comment elle les vendrait à ses futures clients.
Monique, sa grande sœur, s’était elle affublée du sobriquet de Sassafinda, une appellation intraduisible que ma tante Lucia attribuait aux jeunes filles remuantes de la famille pour caractériser leurs allures intrépides et leur langue bien pendue.
Elle traitait aussi, volontiers, les mêmes jeunes filles de picoulina, mot également intraduisible, mais qui devait signifier jeune fille coquette, intrépide et précoce.

Ce que nous aimions par-dessus tout lors de la préparation de ces jeux, nous les petits, c’est écouter Damien nous raconter Oran et les clameurs des manifestations que les murs épais du petit séminaire ne parvenait pas à contenir.

Inlassablement le roulis de la Méditerranée me ramenait vers ces moments dont je mesurais vu du bateau qu’ils paraissaient lointains parce qu’au fond ils avaient été brefs et trop peu nombreux.

Je m’interrogeais à ce moment sur ma connaissance réelle du pays que je quittais. A part la conscience récente de mon village, de ses habitants et de mes camarades, je ne connaissais que peu de choses. Encore étaient elles passées au filtre d’événements familiaux ou de leur relation par ceux qui les avaient vécus.
La seule réalité à laquelle je me trouvais confrontée était celle que je pouvais observer lorsque loin du cercle étroit des relations familiales, je traînais dans les rues du village avec mes camarades de classe les Martinez et les Gomez.
Les Martinez, une famille nombreuse, également d’origine espagnole, dont l’un des enfants étaient mon compagnon de classe, proposaient un modèle d’éducation très loin du modèle policé qui était le notre.
Les enfants Martinez vivaient dans une sorte de liberté totale, sous la houlette bienveillante de leur mère qui faisait ce qu’elle pouvait pour tenter de canaliser l’énergie de ses enfants.
La cour de leur maison, contrairement à la notre, parfaitement agencée, abritait toutes sortes de matériels usagées et de ferrailles dans lesquels des poules et des petits animaux comme des agneaux couraient librement.
Mme Martinez, une grande femme brune au visage carré entouré de longs cheveux noirs, avait dans la profondeur de ses yeux gris une lumière bienveillante quant elle me regardait. J’étais toujours étonné de son regard qui pouvait tantôt être très acéré, tantôt perdu dans le vague.
La cuisine largement ouverte sur la cour était la pièce à vivre au milieu de laquelle une immense table récupéré au mess de la caserne servait à de multiples usages.
Nous y faisions souvent nos devoirs avec Gérard et son petit frère. Leur mère nous parlait à jet continu. tout en écossant des petits pois, défilant des haricots verts ou pétrissant la pâte d’un gâteau à même la table.
Nous échangions avec elle sur les événements récents du village.
J’étais fier de ses conversations au cours desquelles je pouvais donner un avis et tenter des explications en reprenant des bribes de conversations que j’avais entendu dans le village. Bien entendu, je présentais ces théories comme le résultat de ma propre réflexion. En hochant la tête à mes paroles, Mme Martinez continuait à battre les œufs d’une omelette dans un énorme saladier qu’elle tenait incliné.

Cette table était recouverte d’une plaque d’aluminium sur lequel plusieurs contingents de soldats avaient gravé sous leur nom des icônes au contenu pas toujours avouables. Nous passions de longs moments à déchiffrer ces dessins au graphisme souvent très recherché .
Mme Martinez se justifiait auprès des autres adultes du village qui s’étonnaient de ces dessins obscènes sur une table de famille :

- Son « tonterias » de los jovenes ! (ce sont des bétises de jeunes)

L’analyse méticuleuse de ces dessin nous conduisait, malgré nous, à élaborer une iconographie personnelle des angoisses, des frustrations et des désirs secrets des militaires stationnés à Aïn-El-Arba.
Hélas, notre éducation sauvage sur le sujet prit fin. Mme Martinez demanda à son mari de retourner la plaque d’aluminium sur le dessus de la table. Elle nous mit également en garde contre ce qu’il adviendrait de nous si jamais nous étions tentés, à l’image des jeunes appelés, par l’art de la gravure sur alu..
Les appelés du contingent étaient de plus en plus nombreux et de plus en plus présents dans le village, à tel point que les HLM ne pouvant plus les héberger, on avait sollicité les habitants du village.
Mes parents en avaient accueilli deux, Olivier Rieutort et André Rimbert, deux solides paysans, le premier cévenol, le second vauclusien. Dans ce foyer ils avaient retrouvé une famille, avec un petit frère, un grand-père, un père et une mère d’adoption.
Leur bon sens et leur pragmatisme de gens de la terre avaient subis de plein fouet les effets du choc culturel que leur avait assené la société algérienne de l’époque. Ils s’étaient étonnés de trouver des gens civilisés dans le pays, et ce dans toutes les communautés, de voir que la plupart des habitants étaient bilingues voire trilingues, que les lieux de culte des trois religions étaient respectés par tous, que les habitudes culturelles, notamment alimentaires étaient partagées, que les écoles accueillaient indistinctement tous les enfants.
Hélas, ils arrivaient à un moment où à mesure qu’ils découvraient les charmes et les contradictions de l’Algérie les dernières s’affirmaient et se renforçaient au détriments des premiers.
Ils interrogeaient fréquemment mes parents sur leur vie à Aïn-El-Arba, les raisons qui les avaient poussés à s’installer ici, l’histoire de la famille, l’attachement que nous éprouvions pour la France, mes oncles enrôlés dans l’armée du Général, les conditions dans lesquelles mon oncle Antoine était tombé à Bischwiller en 1945.

11 février, 2007

UNE HISTOIRE DE VELOS

Notre autre camarade de jeux, Alain Gomez habitait en face de chez nous. Plus jeune garçon d’une famille de trois enfants, il avait deux sœurs plus âgées que lui, il était souvent réquisitionné par son père après l’école ou pendant les vacances pour l’aider à son atelier de mécanique.
Il m’arrivait souvent en venant chercher Alain Gomez de pénétrer dans la maison vide jusqu’à l’atelier et de le trouver aux cotés de son père penché sur un étau en train de limer ou de tarauder des pièces de moteur. Les deux silhouettes en bleu de travail continuaient de travailler sans s’apercevoir de ma présence couverte par le bruit, et je comprenais que AG ne pourrait pas venir jouer avec nous.
Par réaction, il lui arrivait de partir de chez lui en empruntant le vélo familial à l’insu de son père. Pour se prémunir contre les risques que cela lui faisait encourir, il emportait sous sa chemise, la statuette de la vierge qui se trouvait sur la cheminée de la maison et nous déclarait très sérieusement :

- Si j’esquintes le vélo de mon père je prends une raclée, mais si en plus je casse la Sainte Vierge….!!
Le vélo occupait une grande place dans nos jeux. Il avait un statut spécial, car nos parents ne le considérait pas comme un jouet pour nous, à cause des risques qu’il comportait, alors que nous pensions le contraire.
Mes parents avaient acheté un vélo demi course, bleu métallisé, à mon frère aîné, qui absent d’Aïn-El-Arba pendant les périodes scolaires, l’utilisait très peu. Mon oncle Melchiorico le plus jeune frère de papa qui travaillait dans l’entreprise paternelle en avait l’usage.
Les frères que nous étions trouvaient cela injuste, car ce qui appartient au frère doit revenir aux frères.
Les matins de vacances, nous nous levions très tôt pour guetter l’arrivée de notre oncle sur le vélo convoité.
Sa grand carcasse voûtée au-dessus du cadre apparaissait fantomatique sur les bords de l’oued dans le soleil levant. Il pédalait nonchalamment, laissant le vélo aller le plus souvent en roue libre, ce qui nous faisait enrager en pensant très fort :

- sur un vélo de course ! il pourrait aller plus vite !

L’autre chose qui nous énervait était la façon qu’il avait de fixer son cartable de cuir marron sur le cadre en le refermant dessus.
Le mouvement nonchalant que le pédalage tranquille donnait au vélo dans le soleil, la taille de mon oncle qui s’ingéniait à se tenir le torse droit, le mouvement de balancier du cartable sur le cadre, tout donnait à son arrivée une allure qui nous légitimait dans notre volonté de faire vivre à ce vélo autre chose que les déplacement de l’honorable maçon qu’était mon oncle.
Dès que mon père et lui étaient partis, nous courrions au vélo pour le libérer.
Il était tellement grand pour nous, que nous pédalions les jambes à l’intérieur du cadre, les bras au-dessus pour pouvoir saisir le guidon.
Cette position inconfortable faisait que nous tournions seulement dans la cour sans oser nous aventurer sur les rues devant la maison.
Nous étions simplement heureux d’être montés sur le vélo de notre grand frère.
Jamais personne, même notre mère qui était à la maison, ne savait qu’en l’absence de notre père nous utilisions le vélo.
Nous prenions les plus grandes précautions pour ne pas être vus, et surtout ne pas tomber en éraflant la peinture bleue du vélo et laisser des traces de notre utilisation clandestine. Sans bénéficier des mêmes protections qu’Alain avec sa statue de la sainte vierge, nous espérions aussi être couverts par l’assurance qu’il avait contracté. Nos vœux furent exaucés et chaque soir, nous déposions un vélo aussi rutilant que celui que nous avions pris le matin.

Une autre histoire de vélo est associée à mon oncle Melchiorico. Père de 4 enfants, qui possédaient chacun une bicyclette, il avait mis au point un astucieux stratagème pour leur faire croire que le père noël leur apportait un nouveau vélo chaque année. Comme par enchantement tous les vélos disparaissent vers le début du mois de décembre, et se retrouvaient à la maison dans le magasin de matériel. Là, mon oncle révisait chaque engin, et les repeignait entièrement de façon à ce que mes cousins trouvent le matin de Noël un nouveau vélo, plus grand plus brillant plus beau que celui qu’il avait utilisé pendant l’année écoulée.
Par l’intermédiaire de mes frères, plus âgés, qui participaient à l’entreprise de maquillage, j’étais au courant de l’affaire des vélos de tonton Melchiorico, et je me gardais bien d’en parler, trop content que j’étais d’être au courant d’une histoire de grands.

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA ( 5)

Dans la stratégie familiale du départ vers la France, plusieurs scénarios avaient été envisagés, notamment l’implantation à Besançon, autour de l’oncle Manuel et de la famille de son épouse Paulette. Le lien fort entre Denise et Antoinette avait prévalu et une grande partie de la famille s’était fait à l’idée de quitter Aïn-El-Arba pour Bourges.

Mon oncle Joseph avait également exploré une autre solution lors d’un voyage de reconnaissance qu’il avait effectué en France.
Une lettre que nous avions reçue alors qu’il y séjournait, présentait en détail la perspective d’achat d’un cabinet d’expert comptable pour trente mille Francs, à Lisieux dans le Calvados.

Je me souviens de cette lettre, deux feuillets blancs pliés dans une enveloppe au format italien, couverts de l’écriture longue de mon oncle, des caractères à l’anglaise méticuleusement formés à l’encre bleue, qui décrivait son projet par le menu.
Cette lettre m’avait valu les foudres de ma mère dans les rues d’Aïn-El-Arba. J’étais un enfant curieux, un peu trop peut être, utilisant sans discernement ses connaissances et sa maîtrise récente de la lecture. Ma compréhension du contexte était beaucoup plus limitée.
Un soir dans la rue, l’obscurité commençait à tomber, nous revenions de l’église avec Maman lorsque nous croisâmes ma Tante Régine. Cette dernière au courant du voyage de Joseph en France, s’enquit de nouvelles fraîches.
Avant même que ma mère n’ouvre la bouche je faisais un compte rendu détaillée de la lettre que j’avais lue, précisant la somme de trente mille francs, et la ville de Lisieux.
Comme les enfants dans ces moments là, pour montrer qu’ils savent, je donnais ces éléments à voix haute pour ne pas dire en criant.
D’autres personnes étaient présentes dans la rue à ce moment là, ce qui pour moi était tout à fait secondaire. J’entends encore la voix irritée de ma mère :

- Mais tais-toi !

Ce projet n’a pas survécu au pragmatisme de la solution berruyère prônée par Antoinette et Denise.

Ce matin là, ces souvenirs affluaient sans que je puisse les contrôler véritablement. Tout ce que je retenais au final, c’est que notre mère nous avait levés plus tôt que d’habitude.

Nous étions en juin et depuis la fin du mois de mai, nous étions concentrés sur les préparatifs qui nous amèneraient à Bourges le 13 juin 1962 dans l’après midi.

Je me souviens précisément du matin blafard de ce presque été algérien, la lumière était blanche sans soleil, et un plafond de nuages gris cachait ce beau ciel bleu violet dont nous avions l’habitude.

Le petit déjeuner était prêt sur la table. Les tranches de pain grillées habituellement sur la cuisinière avaient été carbonisées. Nous regardions l’ensemble, la tête baissée, en évitant de croiser le regard de Maman pour ne pas l’amener à nous dire comme elle faisait chaque matin :

- Mangez tant que c’est chaud !

La cuisine semblait déserte en raison de cette famille silencieuse réunie autour de la table. Je ne me souviens même plus du bruit des bols et des cuillères, ni des paroles qui d’habitude s’échangeaient bruyamment.

Le regard plongé dans mon bol, je revoyais les moments passés en famille dans cette cuisine.
Mes pensées allaient à cette soirée où ma mère apprenait à ma tante Paulette (une bisontine qui avait épousé mon oncle Manuel lors du passage de ce dernier à Besançon pendant la deuxième guerre mondiale), la préparation de l’omelette aux pommes de terre, la tortilla.

Maman, la taille serrée dans son tablier de grosse toile bleue dont elle entourait deux fois les ganses autour d’elle, expliquait calmement comment cuire les pandeterre (maman ne disait jamais pommes de terre mais pandeterre), et les oignons, dans une quantité d’huile suffisante pour éviter de brûler les aliments et permettre de garder une poêle grasse, sans excès, prête à recevoir les œufs le moment venu.

Nous nous tenions debout autour de la grosse cuisinière en fonte grises, serrés autour de l’opératrice en omelette. La lumière blanche de l’ampoule se reflétait sur la hotte laquée de peinture vert pale et donnait une brillance et un éclat particuliers à nos visages. Les lunettes de mon oncle Manuel se découpaient sur son visage renforçant l’acuité de son attention. Les cheveux frisés de ma tante s’évanouissait dans l’atmosphère surchauffée de la pièce.

Maman nous précisait comment Il fallait ensuite laisser cuire l’ensemble doucement sans y toucher pour que se forme la base bien cuite de l’omelette qui permettrait de la retourner sans problème.

C’était ensuite l’opération la plus délicate, le retournement de l’omelette.
Cette opération se faisait à l’aide d’un couvercle que l’on posait sur la poêle. La difficulté consistait à retourner la poêle déposer l’omelette sur le couvercle et dans le même mouvement la re-déposer, coté non cuit dans la poêle
Les mouvements devaient être parfaitement coordonnés, la main gauche devait fermement tenir le manche de la poêle pour la remettre rapidement en position horizontale, la main droite devait tout en souplesse assurer la stabilité de l’omelette sur le couvercle et la faire glisser dans la poêle. .
Sous mes yeux ébahis et le regard admiratif de Paulette, Maman réussissait une fois de plus l’opération « retournement de la tortilla » tandis que tonton Manuel s’exclamait avec son fort accent :

- Ah Ah tu vois ! ça c’est une omelette !

Je les revoyais tous rire aux éclats autour de la cuisinière regardant l’omelette maintenant retournée et parfaitement cuite, le mélange moelleux de pommes de terre et d’oignons attendant d’être dégusté sous la croûte dorée d’œufs bien cuits.

En sortant de cette cuisine autrefois si joyeuse et aujourd’hui synonyme de tristesses, un rapide tour dans les pièces de la maison, me permit de fixer une dernière fois le bureau, les étagères cosy au-dessus du petit canapé d’angle, la collection d’Ivanhoé aux livres à la tranche verte barrée de doré.

Je regardais encore une fois l’immense bureau massif en bois rouge, et le carillon Westminster fixé au mur.

Le bureau comprenait une cheminée dans l’un de ses angles, cheminée que nous utilisions quelquefois les dimanches d’hiver après le repas.
Un feu vif de planches brûle, nous sommes accroupis devant l’âtre, fascinés par les flammes, et la voix de notre mère nous dit :

- Ne regardez pas trop le feu vous allez faire pipi au lit

Dans ma chambre, j’ouvrais une dernière fois le rabat de mon petit secrétaire pour y ranger des soldats de plombs en pensant, je ne sais pourquoi, qu’Ali Bou Basla mon concurrent direct à la première place du classement de la classe de CM1 viendrait jouer avec.

Cette pensée bizarrement ne m’attristait pas, je me disais que c’était peut être un moindre mal.

Le petit déjeuner terminé, les bols lavés, les adieux expédiés, nous devions nous retrouver chez le Curé du village, où nous attendaient M Ducotey le chauffeur du Curé, Fernande la gouvernante, et l’Aronde fourgonnette qui devait nous conduire à Oran.

Je ne me souviens plus très bien comment nous étions assis dans cette aronde familiale, ni si ma mère nous accompagnait, mais je crois me souvenir que mon père avait pris sa voiture et que nous nous suivions.

La voiture de mon père était une dauphine blanche immatriculée 284 FD 9G.

J’ai su plus tard qu’elle avait été convoyée d’Oran à Bourges par la société Serre et Pilaire pour un prix de 31.50 francs de l’époque.

Elle devait quitter le port d’Oran le 25 juin 1962 pour arriver à Bourges le 03 juillet 1962.

Nous étions donc partis, les uns dans la fourgonnette du curé, les autres dans la dauphine paternelle, deux voitures isolées dans ce mois de juin de tourmente, sur la route entre Aïn-El-Arba et Oran.

Une route qui semblait interminable dans ce matin gris sans soleil.

Je revois maintenant, précisément la scène, moi et mes cousins à l’arrière de l’aronde du curé, les yeux fixés sur le compteur de vitesse.

03 février, 2007

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA : TATA LUCIA

Ce mélange de souvenirs et de réalités me conduisit dans les illustrations d’une édition ancienne de David Copperfield que j’avais découvert un jour dans un débarras chez ma tante Lucia.

Le bateau de Pegotty, au bord de la manche me servit un moment de refuge. Je rêvais du jeune David confronté, comme moi, à des personnes et des choses auxquelles il n’avait pas eu le temps de se préparer.

Pegotty se transformait en Lucia cuisinière à la colonie du curé. Elle surveillait nos jeux sur la plage un œil sur le repas qu’elle avait minutieusement préparé. Le curé lui-même nous initiait aux subtilités du cerf volant face à la mer. Il courait sur la grève. Son béret couvrait partiellement son crâne chauve dont s’échappait une mèche de cheveux noirs. La soutane gonflée par le vent, il menaçait de s’envoler avec le cerf volant telle une énorme baudruche noire.
Lucia, la sœur de mon père, était, avec Antoinette la sœur de ma mère, notre tante préférée. Elle était notre deuxième mère. Nous passions une grande partie de notre temps en sa compagnie, surtout pendant les vacances.

Nous étions ses neveux, les fils de ce frère avec lequel elle avait vécu en Espagne. Son enfance difficile sous la férule de la deuxième femme du grand père Bartolome, la Tcha Tcha Rosa lui faisait dire :

- Profitez ! Profitez !

Elle exprimait ce lien très fort avec mon père, en nous témoignant une affection aussi forte que celle qu’elle donnait à ses propres enfants.

Sa maison, était une deuxième maison dans laquelle nous nous retrouvions les dimanches et pendant les vacances.
Ce petit bâtiment à la façade peinte en jaune, aux fenêtres basses protégées par des grilles métalliques argentées tranchait sur les autres maisons de la rue. L’intérieur des ouvertures peint en bleu violet rehaussait le jaune de la façade dans un contraste étonnant.
On eut dit un décor peint à la mesure de la personnalité de notre Tante. Elle avait construit dans chacune des pièces un univers de conte pour enfants sur lequel elle régnait.
Un petit vestibule desservait une salle à manger à gauche et une chambre à droite, prolongée par une salle d’eau débordante de parfums. La lumière y était douce, le soleil s’y reflétait tendrement sur les murs couleur crème et de nombreux miroirs.
Les meubles de la salle à manger recelaient une foule de trésors intéressants. Il y avait ces globes que nous passions des après midi entières à tourner et retourner pour provoquer des tempêtes de neige. Leur ciel opalescent faisait briller les flocons artificiels. La vierge Marie dans son voile bleu et blanc apparaissait et disparaissait au rythme des chutes de neige. L’autre trésor du buffet de la salle à manger était une statuette métallique représentant un ivrogne, nous disions le soûlard. Ce personnage était vêtu de vêtements aux couleurs criardes. Une veste rouge et un pantalon jaune. Son visage illuminé d’un nez rouge était coiffé d’un haut de forme noir et difforme. Il avait une bouche articulée qui pouvait s’ouvrir et se fermer. Sa mâchoire inférieure tombait sur sa poitrine. Pour actionner ce mouvement il fallait présenter devant sa gueule un petit verre aimanté pour le faire boire. L’ouverture du verre était le pôle positif de l’aimant. Elle attirait la tête du personnage qui ouvrait grand la gueule pour s’y coller le verre en renversant la tête. Si l’on présentait le cul du verre, le pôle négatif de l’aimant, le soûlard fermait la gueule, et pivotait dignement sur lui-même en tournant les talons.
Il paraissait indigné de notre refus de lui servir à boire. Sa volte face brutale soulignait le mépris dont il nous gratifiait.
Dès notre arrivée dans la maison de Tata Lucia, c’était à celui qui se précipiterait le plus vite dans le buffet de la salle à manger pour sortir le soûlard. Le verre à la main, l’heureux élu présentait alternativement l’ouverture et le cul du verre. Le soûlard ouvrait grand sa gueule puis la fermait en pivotant. Ouvrait fermait pivotait jusqu'à plus soif. Les spectateurs impatients de s’emparer du verre et de jouer à leur tour s’écriaient alors d’une voix plaignante :

- Tata ! Regarde le ! y nous laisse pas jouer au soûlard !

Sa chambre dans laquelle nous couchions était un territoire secret. Le lit était recouvert d’un énorme édredon de tissu satiné bleu violet. Cet édredon gonflé de capitons réguliers, tranchait avec le bois couleur cèdre du lit et les carreaux rouges du sol. Elle nous cédait volontiers ce lit l’entourant de chaises hautes pour éviter que nous ne tombions dans la nuit.
L’armoire acajou dont les portes vitrées étaient ornées de rideaux contenaient de nombreuses photos et documents de famille que nous regardions avec passion pendant les heures de la sieste.
Nous cherchions à comprendre pourquoi notre tante était veuve, et qui était notre oncle Eugène dont nous avions un très vague souvenir.
Un couloir prolongeait le vestibule de l’entrée et permettait d’accéder à la cuisine et à deux autres chambres.
Une cour, entourée d’un préau formant une galerie, séparait la maison du jardin. Elle comptait deux petits débarras dans lesquels se trouvaient de nombreux livres et bandes dessinées ayant appartenu à mes cousins plus âgés.C’est là qu’un jour j’avais découvert une édition illustrée de David Copperfield. Je l’avais avidement lu jusqu’à la fin. Ce récit rédigé à la première personne m’avait profondément troublé. Après la lecture j’étais persuadé que l’auteur avait lui-même écrit cette histoire au moment où il la vivait. Il pouvait être successivement un enfant un jeune homme puis un adulte. Je ne pensais pas qu’elle pouvait avoir été écrite après que les événements se soient déroulés. La construction incroyable faite de mots que l’auteur avait choisis m’apparaissait difficilement concevable.
Je regardais longuement les illustrations, scrutant les plus infimes détails pour les comparer au texte. L’illustrateur n’avait pas toujours respecté le récit. Je m’interrogeais sur les raisons qui avaient poussé ceux qui avaient édité le livre à accepter une telle trahison.

L’été, dans le jardin bordé d’un énorme mur, de nombreux jujubiers, des arbres sauvages comparables à celui planté sur le marabout de notre cour, nous régalaient de leur fruit. Ces fruits marrons, rouges foncés, de la taille d’une olive, avaient un goût incomparable. Une chair sucrée et molle à la consistance de marshmallow ou de barbe à papa cachait des saveurs difficiles à déterminer, cannelle, caramel, épices et je ne sais quoi encore. Les jujubes restent un mystère tant une fois que vous en aviez mangé un vous ne pouviez plus vous arrêter avec toutes les conséquences intestinales que cela pouvait entraîner.
Durant l’un des séjours de vacances, nous étions tellement occupés mon frère Damien et moi à manger des jujubes, que nous avions déclaré à la tante Lucia qui nous informait de la visite des parents ce dimanche après midi :

- On veut pas les voir on est en vacances !

Ces vacances à 500 mètres de la maison, restent parmi les meilleures de mon enfance. Nous y vivions des plaisirs simples choyés par notre tante.
La patience qu’elle mettait à associer Marie Rose sa fille handicapée à nos activités m’apparaissait comme un symbole des qualités humaines de cette femme que certains qualifiaient de superficielle.
Elle prenait par le bras cette grande ombre brune qui voulait venir vers nous lorsque nous traversions la maison pour aller vers la cour ou le jardin. Elle lui parlait avec patience et apaisait ses peurs. Elle nous demandait de venir lui parler aussi. Elle lui expliquait doucement qui nous étions, pourquoi nous étions dans sa maison. Nous voyions, rassurés, cette grande jeune fille étrange, s’adoucir aux paroles de sa mère.
D’autre fois, elle savait se montrer particulièrement joueuse et moqueuse. Nous étions un certain nombre ce jour là dans la cour. Voisins, famille, amis, avaient été réquisitionnés pour servir de contrepoids alors que mon oncle sciait une planche.
La planche reposait sur un banc. Nous devions nous asseoir dessus pour l’immobiliser.
Les vibrations de la scie sur la planche produisaient sur nous des effets tels qu’un fou rire nous prit. Notre rire rendait notre assise moins forte sur la planche. Le travail du scieur devenait plus difficile. Les vibrations de la planche s’amplifiaient. Elles produisaient des sons prolongés et fuyants dont l’origine supposée a vite été identifiée par ma tante. Elle répétait en riant et en nous poussant du coude :

- Qui c'est qui fait ce bruit ? c’est toi ? Dis le !

Nous comprenions tous de quel type bruit elle voulait parler.

Une autre fois, un cousin du coté de son mari, était venu en visite avec ses parents. Ce petit garçon au regard triste jouait de l’accordéon. Ses parents n’avaient de cesse de le convaincre de faire une démonstration devant la famille. Celle ci applaudissait à tout rompre en le sollicitant bruyamment.
Il indiquait pourtant ne pas pouvoir jouer sans un chevalet pour poser ses partitions.
Ne reculant devant rien, un des participants avait ingénieusement bricolé un chevalet en fixant les partitions à l’aide de pinces à linge sur des verres empilés.
Devant une telle insistance le jeune garçon s’exécuta imposant le silence à son public improvisé et déjà fidèle.
Sur la table cirée à carreaux rouges et verts, les partitions étaient fixées sur des piles de verre Duralex, dont certains avaient encore des fonds d’anisette. Ce chevalet du pauvre ajoutait, au caractère surréaliste de la scène, une dimension humaine que rythmait la musique d’une valse improbable scandée par les battements de mains des auditeurs qui appréciaient maintenant le talent du jeune virtuose.
Une fois dehors, nous goûtions une dernière fois la douceur de l’été. Le voisin de Lucia, un maraîcher fournissant les marchés des communes avoisinantes, chargeait de légumes et de fruits un camion, garé dans un hangar trop étroit pour lui. Nous voyions les essieux énormes sous la remorque. Un homme et une femme se tenaient sur les côtés posant et riant comme si nous allions les prendre en photo. Ils nous parlaient en même temps qu’ils surveillaient le chargement du camion. L’abattant arrière de la remorque avait été abaissé pour permettre à des arabes hilares de charger les livraisons qui devaient être acheminées pour le lendemain matin. Ils apostrophaient ma tante pour lui demander quelques tours ou quelques histoires de sa composition. Assis sur le seuil de leur porte, face à la maison, deux vieux arabes en tenue traditionnelle observaient la scène de façon mystérieuse. Je me dirigeais vers eux, je les connaissais pour être des interlocuteurs habituels de ma tante. Ils me montrèrent, l’air interrogatif, l’édition de l’Écho d’Oran piratée par l’OAS. On y voyait le Général Salan et le Général Jouhaud assis sur une Jeep. Le capot du véhicule était équipé d’une mitrailleuse. Le canon pointé vers le ciel surgissait de bandes de munitions disposées dans une arabesque sophistiquée.
La photo d’un noir et blanc agressif couvrait la une dans son intégralité. L’un des deux vieillards, la barbe blanche sous sa chéchia, me regardait son bâton à la main l’air de vouloir me confier quelque chose. Une lueur triste traversait son regard. Je l’interprétais comme un regret de cette situation, où les plaisanteries avec Lucia étaient désormais d’un autre monde.
Où était il ce temps où un dimanche après midi je me promenais seul avec Lucia dans ses gants de dentelle blanche ? Nous étions partis voir au cinéma du Curé Heidi une fille des montagnes. Je marchais à coté d’elle très fier de l’attention qu’elle me portait. J’ignorais quel était ce film. L’affiche montrait une jeune fille au visage éclatant de taches de rousseur qui souriait sur fond de montagnes bleues.
Les mains couvertes de ses gants en fine dentelles blanches, Lucia avançait à mes côtés. Elle avait posé une main sur ma tête pour me guider sur le chemin du cinéma au travers des rues du village.
Lorsque nous avons pénétré dans le hall du cinéma, plusieurs garçons jouaient au baby foot. Sur le mur, une grande affiche de Gary Cooper, qui venait de mourir le 13 mai 1961, avait été punaisée annonçant une prochaine diffusion commémorative. Avant de rentrer tata Lucia m’acheta un coca cola. La boisson avait un goût très fort, peu sucré, une couleur noir et une consistance épaisse que je gardais sur le ventre pendant toute la séance.
La salle proposait des fauteuils paillés dans sa plus haute partie aménagée en gradins, puis des chaises de bois clair, sans confort, toutes au même niveau sur le parterre.
Quand nous sommes entrés, les actualités étaient commencées et sur les deux premiers fauteuils près de la porte, M Rubio et un autre habitant commentaient un documentaire sur l’envoi d’une fusée par les États-Unis. L’air très savant et très inspiré par le sujet. M Rubio disait à son interlocuteur :

- Esto te lleva….!

Il laissait sa phrase en suspens, volontairement, pour signifier à la fois la puissance développée par le moteur et son incapacité à la traduire par des mots familiers. Son interlocuteur hochait la tête pour participer à cette analyse audacieuse et montrer qu’il la partageait.

- Criar chinos !

Je ne serais pas complet sur cette tante unique si je ne citais ce cri du cœur de la mère aimante qu’était Lucia. Elle exprimait par ce cri le désarroi et l’angoisse de celle qui met au monde des enfants, ignorant les chagrins les peurs et les déconvenues que la vie peut lui et leur réserver.

- Criar chinos para vender los à Chorro (élevez des cochons pour les vendre à Chorro le charcutier du village) !

Elle utilisait souvent cette phrase pour suggérer, sans y croire vraiment, que cette alternative pouvait s’envisager.

Ce cri du cœur, entre colère, ironie et désespoir, traversait souvent nos après midi de vacances. Elle nous rappelait combien nous pouvions être la joie de nos parents mais aussi des charges et des poids morts pour eux.

J’entendais encore ce cri que Lucia poussait dans les rêves de mon sommeil agité alors que je me réveillais bousculé par mes voisins de lit dans le dortoir improvisé du port d’Oran.