25 février, 2007

ENCORE UN PEU D'OMELETTE !

Nous étions tous autour de mon père. Mon oncle Joseph était plus que jamais prompt à la critique et prêt à déclencher une joute verbale avec ses voisins immédiats. M Cabedo enchaînait ses calembours incompréhensibles, un tiers de valencien, un tiers d’espagnol un tiers de français. Il ne recueillait guère plus de succès. Ma tante essayait de les faire taire. Nous, les enfants, les yeux grands ouverts, ébahis par ce spectacle inattendu, regardions nos parents avec des yeux différents.

Une mère de famille et ses deux enfants s’était peu à peu rapprochée de nous. Elle tentait de lier une conversation avec mon père.
Je pensais qu’elle était impressionnée par le calme et la dignité dont il faisait preuve.

Son mari était mort et elle se retrouvait seule à partir. Ses deux enfants étaient dans nos âges. Nous commencions à échanger sur nos villages d’origine respectifs. Notre école, nos vacances reprenaient vie dans nos évocations. Nous oubliions la perspective de devoir les perdre.

Je décrivais avec de nombreux détails notre village et notre école, l’ancienne école et la nouvelle dans laquelle nous avions si peu eu l’occasion de suivre la classe.

Mes différents maîtres et maîtresses avaient tous contribué à forger ma curiosité des choses. Je découvrais dans ces moments combien cela me serait utile.

J’évoquais les instituteurs que j’avais successivement connus.
A l’école maternelle, Mme Van Marck, une grande femme chevaline aux cheveux frisés, portait d’énormes lunettes qui lui dévorait le visage. Elle était assistée de Mme Rubio.
Le fils de cette dernière, mon voisin de table, avait un défaut de prononciation qui lui faisait dire louge et mallon au lieu de rouge et marron.
La salle de classe était ouverte de toute part. Plusieurs portes vitrées auxquelles on accédait par des volées de marches surplombaient notre espace de travail. Les enfants y étaient assis derrière de petites tables, disposées en cercle autour de la maîtresse. Je revois des dizaines de petits en files disciplinées attendant de recevoir une giclée de DDT sur leurs têtes rasées. Ce traitement anti-poux, radical, était aussi une expression de notre égalité devant ce fléau. Noirs, blancs, musulmans, catholiques, juifs, nous étions tous égaux devant le traitement éradiquant les lentes.
Mme Llorca, au cours préparatoire, était une poupée blonde comme disait Maman. Je craignais cette beauté de cinéma. Il faut dire qu’elle m’avait infligée ma première punition. Elle était méritée, mais je la trouvais injuste. J’avais rajouté au crayon rouge sur mon exercice, après la correction, la retenue que j’avais sottement oubliée.

M. Escamilla, un jeune homme ombrageux au visage cerclé de lunettes à monture d’écailles noires, se distinguait par sa sévérité, et ses coups de règles sur les doigts.

Von Von Combre, le Français, était la gentillesse même. Il nous racontait des histoires merveilleuses. Il voulait frapper notre imagination et y ancrer le contraste entre l’Algérie terre de sécheresse et la France pays copieusement arrosé, trop arrosé.
Un jour qu’il avait demandé à ses élèves de lui apporter des fleurs des champs il s’était retrouvé submergé de bouquets dont il ne sut que faire.
Il fallait le voir nous décrivant la variété de fleurs des champs que ses élèves avaient déposé au pied de l’extrade de son bureau.

- Je ne savais pas que j’aurais eu tant de fleurs ! Des marguerites, des bleuets, des coquelicots ! Je n’avais pas assez de vases pour tout mettre ! Et d’autres élèves entraient avec encor plus de fleurs !

Je pensais qu’il exagérait un peu, mais j’avais saisi sa méthode. Il exagérait volontairement pour nous faire sentir que dans la même circonstance nous ne lui aurions apporté que quelques artichauts violets de la vallée de la mort, ou à la rigueur des frésias du jardin de notre mère.

Bien entendu je ne passerais pas sous silence la classe faite par Vincent mon propre cousin. Sa sévérité légendaire mais aussi son sens aigu de la justice le caractérisaient. Cette année de CE 1 connut l’épisode fameux de l’omelette dont je fus l’acteur innocent.

Ce jour là, mon cousin avait prévu une leçon de chose.
Le thème en était, cela me surprend encore quand j’y repense, la recette de l’omelette aux pommes de terre, un plat décidément familial et familier.

A la fin de la récréation alors que nous commencions à nous ranger j’avais entendu la conversation entre Vincent et mon frère Damien. Il expliquait à ce dernier :

- Vas chez Tata Lucia et demande lui de te donner le panier avec la poêle, le réchaud, les œufs, l’huile et les pommes de terre.

Je repense maintenant à la façon qu’il avait de nommer sa mère devant nous, en précisant qu’elle était notre tante, Tata Lucia.

Saisi par la peur d’avoir loupé quelque chose, d’avoir oublié une consigne donnée la veille, je n’hésitais pas, au mépris des règles élémentaires, à sortir de l’école avant la fin de la récréation pour foncer à la maison.
Je me disais :

- J’ai oublié qu’il dallait apporter pour aujourd’hui, un panier, une poêle, un réchaud, des œufs de l’huile et des pommes de terre.

Mes idées se bousculaient alors que je courais. Je pensais, il suffit que je demande à Maman une poêle, un réchaud, des œufs et des pommes de terre, et de l’huile. Elle mettra tout ça dans un panier et je pourrais retourner à l’école discrètement en inventant un motif pour mon retard.
Je jubilais presque à l’idée de m’en tirer à si bon compte.

Héla, à mesure que j’avançais vers la maison cette stratégie se révélait plus difficile à mettre en œuvre qu’il n’y paraissait.
La simplicité et la limpidité de mon plan initial m’apparaissaient battues en brèches par de nombreuses failles qui prenaient le dessus de mon raisonnement optimiste.
Je m’en voulais de ne pas avoir suffisamment écouté la conversation entre mon frère Damien et Vincent. J’ignorais maintenant, en détail, ce dont j’étais censé me munir pour pouvoir retourner en classe la tête haute et sans craindre une punition.

J’arrivais en sanglots dans les jupes de ma mère qui s’étonnait de me voir rentrer de classe dans le milieu de la matinée. Comme à son habitude elle avait imaginé des choses plus graves que l’histoire de l’omelette. Elle m’interrogeait pour savoir s’il s’était passé quelque chose de grave justifiant mon retour où si je n’étais pas malade.

Je répétais inlassablement dans un torrent de sanglots :

- J’ai oublié la poêle, Vincent il va me punir !
- Mais quelle poêle ?

Demandait ma mère sans vraiment comprendre de quoi il s’agissait.

Après avoir obtenu de moi que je livre la clé de mon comportement étrange, notamment ma fuite de l’école pendant la classe, ma mère s’habilla et décida de m’y raccompagner sans aucun des éléments que je réclamais pour répondre à l’exigence pédagogique de la leçon de chose sur l’omelette.
Je tremblais à l’idée de retourner en classe sans la poêle demandée mais ma mère s’était montrée inflexible sur ce point.
C’est presque en courant que nous avons franchi la distance séparant la maison de l’école. Les murs et le portail se dressaient de plus en plus hauts à mesure que nous nous en approchions.
Quelques minutes après nous étions dans la cour.
Elle était vide et nous pouvions voir dans les salles de classe chaque instituteur occupé à sa leçon du jour.

L’entrée dans la salle de classe en compagnie de ma mère avait interrompu la leçon de mon cousin Vincent. Il était effectivement en train d’expliquer aux enfants comment faire une omelette, sur un petit réchaud à alcool.

Il s’arrêta interdit regardant tour à tour ma mère et moi, cherchant une explication rationnelle à la situation.

La tête basse, peu fier de moi, je regagnais ma place, tandis que mon cousin mettait ma mère au courant de la réalité de sa demande. Malgré moi, j’étais le héros d’une histoire qui reviendrait de façon récurrente dans la saga familiale.
Cette histoire que j’avais embellie pour suivre l’exemple de mon maître Von Von Combre, me valut l’admiration des enfants du bateau.
Perdus au sein de cette multitude d’adultes, nous continuions d’échanger nos souvenirs personnels sans que personne ne nous porte attention.

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