11 février, 2007

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA ( 5)

Dans la stratégie familiale du départ vers la France, plusieurs scénarios avaient été envisagés, notamment l’implantation à Besançon, autour de l’oncle Manuel et de la famille de son épouse Paulette. Le lien fort entre Denise et Antoinette avait prévalu et une grande partie de la famille s’était fait à l’idée de quitter Aïn-El-Arba pour Bourges.

Mon oncle Joseph avait également exploré une autre solution lors d’un voyage de reconnaissance qu’il avait effectué en France.
Une lettre que nous avions reçue alors qu’il y séjournait, présentait en détail la perspective d’achat d’un cabinet d’expert comptable pour trente mille Francs, à Lisieux dans le Calvados.

Je me souviens de cette lettre, deux feuillets blancs pliés dans une enveloppe au format italien, couverts de l’écriture longue de mon oncle, des caractères à l’anglaise méticuleusement formés à l’encre bleue, qui décrivait son projet par le menu.
Cette lettre m’avait valu les foudres de ma mère dans les rues d’Aïn-El-Arba. J’étais un enfant curieux, un peu trop peut être, utilisant sans discernement ses connaissances et sa maîtrise récente de la lecture. Ma compréhension du contexte était beaucoup plus limitée.
Un soir dans la rue, l’obscurité commençait à tomber, nous revenions de l’église avec Maman lorsque nous croisâmes ma Tante Régine. Cette dernière au courant du voyage de Joseph en France, s’enquit de nouvelles fraîches.
Avant même que ma mère n’ouvre la bouche je faisais un compte rendu détaillée de la lettre que j’avais lue, précisant la somme de trente mille francs, et la ville de Lisieux.
Comme les enfants dans ces moments là, pour montrer qu’ils savent, je donnais ces éléments à voix haute pour ne pas dire en criant.
D’autres personnes étaient présentes dans la rue à ce moment là, ce qui pour moi était tout à fait secondaire. J’entends encore la voix irritée de ma mère :

- Mais tais-toi !

Ce projet n’a pas survécu au pragmatisme de la solution berruyère prônée par Antoinette et Denise.

Ce matin là, ces souvenirs affluaient sans que je puisse les contrôler véritablement. Tout ce que je retenais au final, c’est que notre mère nous avait levés plus tôt que d’habitude.

Nous étions en juin et depuis la fin du mois de mai, nous étions concentrés sur les préparatifs qui nous amèneraient à Bourges le 13 juin 1962 dans l’après midi.

Je me souviens précisément du matin blafard de ce presque été algérien, la lumière était blanche sans soleil, et un plafond de nuages gris cachait ce beau ciel bleu violet dont nous avions l’habitude.

Le petit déjeuner était prêt sur la table. Les tranches de pain grillées habituellement sur la cuisinière avaient été carbonisées. Nous regardions l’ensemble, la tête baissée, en évitant de croiser le regard de Maman pour ne pas l’amener à nous dire comme elle faisait chaque matin :

- Mangez tant que c’est chaud !

La cuisine semblait déserte en raison de cette famille silencieuse réunie autour de la table. Je ne me souviens même plus du bruit des bols et des cuillères, ni des paroles qui d’habitude s’échangeaient bruyamment.

Le regard plongé dans mon bol, je revoyais les moments passés en famille dans cette cuisine.
Mes pensées allaient à cette soirée où ma mère apprenait à ma tante Paulette (une bisontine qui avait épousé mon oncle Manuel lors du passage de ce dernier à Besançon pendant la deuxième guerre mondiale), la préparation de l’omelette aux pommes de terre, la tortilla.

Maman, la taille serrée dans son tablier de grosse toile bleue dont elle entourait deux fois les ganses autour d’elle, expliquait calmement comment cuire les pandeterre (maman ne disait jamais pommes de terre mais pandeterre), et les oignons, dans une quantité d’huile suffisante pour éviter de brûler les aliments et permettre de garder une poêle grasse, sans excès, prête à recevoir les œufs le moment venu.

Nous nous tenions debout autour de la grosse cuisinière en fonte grises, serrés autour de l’opératrice en omelette. La lumière blanche de l’ampoule se reflétait sur la hotte laquée de peinture vert pale et donnait une brillance et un éclat particuliers à nos visages. Les lunettes de mon oncle Manuel se découpaient sur son visage renforçant l’acuité de son attention. Les cheveux frisés de ma tante s’évanouissait dans l’atmosphère surchauffée de la pièce.

Maman nous précisait comment Il fallait ensuite laisser cuire l’ensemble doucement sans y toucher pour que se forme la base bien cuite de l’omelette qui permettrait de la retourner sans problème.

C’était ensuite l’opération la plus délicate, le retournement de l’omelette.
Cette opération se faisait à l’aide d’un couvercle que l’on posait sur la poêle. La difficulté consistait à retourner la poêle déposer l’omelette sur le couvercle et dans le même mouvement la re-déposer, coté non cuit dans la poêle
Les mouvements devaient être parfaitement coordonnés, la main gauche devait fermement tenir le manche de la poêle pour la remettre rapidement en position horizontale, la main droite devait tout en souplesse assurer la stabilité de l’omelette sur le couvercle et la faire glisser dans la poêle. .
Sous mes yeux ébahis et le regard admiratif de Paulette, Maman réussissait une fois de plus l’opération « retournement de la tortilla » tandis que tonton Manuel s’exclamait avec son fort accent :

- Ah Ah tu vois ! ça c’est une omelette !

Je les revoyais tous rire aux éclats autour de la cuisinière regardant l’omelette maintenant retournée et parfaitement cuite, le mélange moelleux de pommes de terre et d’oignons attendant d’être dégusté sous la croûte dorée d’œufs bien cuits.

En sortant de cette cuisine autrefois si joyeuse et aujourd’hui synonyme de tristesses, un rapide tour dans les pièces de la maison, me permit de fixer une dernière fois le bureau, les étagères cosy au-dessus du petit canapé d’angle, la collection d’Ivanhoé aux livres à la tranche verte barrée de doré.

Je regardais encore une fois l’immense bureau massif en bois rouge, et le carillon Westminster fixé au mur.

Le bureau comprenait une cheminée dans l’un de ses angles, cheminée que nous utilisions quelquefois les dimanches d’hiver après le repas.
Un feu vif de planches brûle, nous sommes accroupis devant l’âtre, fascinés par les flammes, et la voix de notre mère nous dit :

- Ne regardez pas trop le feu vous allez faire pipi au lit

Dans ma chambre, j’ouvrais une dernière fois le rabat de mon petit secrétaire pour y ranger des soldats de plombs en pensant, je ne sais pourquoi, qu’Ali Bou Basla mon concurrent direct à la première place du classement de la classe de CM1 viendrait jouer avec.

Cette pensée bizarrement ne m’attristait pas, je me disais que c’était peut être un moindre mal.

Le petit déjeuner terminé, les bols lavés, les adieux expédiés, nous devions nous retrouver chez le Curé du village, où nous attendaient M Ducotey le chauffeur du Curé, Fernande la gouvernante, et l’Aronde fourgonnette qui devait nous conduire à Oran.

Je ne me souviens plus très bien comment nous étions assis dans cette aronde familiale, ni si ma mère nous accompagnait, mais je crois me souvenir que mon père avait pris sa voiture et que nous nous suivions.

La voiture de mon père était une dauphine blanche immatriculée 284 FD 9G.

J’ai su plus tard qu’elle avait été convoyée d’Oran à Bourges par la société Serre et Pilaire pour un prix de 31.50 francs de l’époque.

Elle devait quitter le port d’Oran le 25 juin 1962 pour arriver à Bourges le 03 juillet 1962.

Nous étions donc partis, les uns dans la fourgonnette du curé, les autres dans la dauphine paternelle, deux voitures isolées dans ce mois de juin de tourmente, sur la route entre Aïn-El-Arba et Oran.

Une route qui semblait interminable dans ce matin gris sans soleil.

Je revois maintenant, précisément la scène, moi et mes cousins à l’arrière de l’aronde du curé, les yeux fixés sur le compteur de vitesse.

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