03 février, 2007

MON NOUVEAU SOUVENIR D'AÏN-EL-ARBA : TATA LUCIA

Ce mélange de souvenirs et de réalités me conduisit dans les illustrations d’une édition ancienne de David Copperfield que j’avais découvert un jour dans un débarras chez ma tante Lucia.

Le bateau de Pegotty, au bord de la manche me servit un moment de refuge. Je rêvais du jeune David confronté, comme moi, à des personnes et des choses auxquelles il n’avait pas eu le temps de se préparer.

Pegotty se transformait en Lucia cuisinière à la colonie du curé. Elle surveillait nos jeux sur la plage un œil sur le repas qu’elle avait minutieusement préparé. Le curé lui-même nous initiait aux subtilités du cerf volant face à la mer. Il courait sur la grève. Son béret couvrait partiellement son crâne chauve dont s’échappait une mèche de cheveux noirs. La soutane gonflée par le vent, il menaçait de s’envoler avec le cerf volant telle une énorme baudruche noire.
Lucia, la sœur de mon père, était, avec Antoinette la sœur de ma mère, notre tante préférée. Elle était notre deuxième mère. Nous passions une grande partie de notre temps en sa compagnie, surtout pendant les vacances.

Nous étions ses neveux, les fils de ce frère avec lequel elle avait vécu en Espagne. Son enfance difficile sous la férule de la deuxième femme du grand père Bartolome, la Tcha Tcha Rosa lui faisait dire :

- Profitez ! Profitez !

Elle exprimait ce lien très fort avec mon père, en nous témoignant une affection aussi forte que celle qu’elle donnait à ses propres enfants.

Sa maison, était une deuxième maison dans laquelle nous nous retrouvions les dimanches et pendant les vacances.
Ce petit bâtiment à la façade peinte en jaune, aux fenêtres basses protégées par des grilles métalliques argentées tranchait sur les autres maisons de la rue. L’intérieur des ouvertures peint en bleu violet rehaussait le jaune de la façade dans un contraste étonnant.
On eut dit un décor peint à la mesure de la personnalité de notre Tante. Elle avait construit dans chacune des pièces un univers de conte pour enfants sur lequel elle régnait.
Un petit vestibule desservait une salle à manger à gauche et une chambre à droite, prolongée par une salle d’eau débordante de parfums. La lumière y était douce, le soleil s’y reflétait tendrement sur les murs couleur crème et de nombreux miroirs.
Les meubles de la salle à manger recelaient une foule de trésors intéressants. Il y avait ces globes que nous passions des après midi entières à tourner et retourner pour provoquer des tempêtes de neige. Leur ciel opalescent faisait briller les flocons artificiels. La vierge Marie dans son voile bleu et blanc apparaissait et disparaissait au rythme des chutes de neige. L’autre trésor du buffet de la salle à manger était une statuette métallique représentant un ivrogne, nous disions le soûlard. Ce personnage était vêtu de vêtements aux couleurs criardes. Une veste rouge et un pantalon jaune. Son visage illuminé d’un nez rouge était coiffé d’un haut de forme noir et difforme. Il avait une bouche articulée qui pouvait s’ouvrir et se fermer. Sa mâchoire inférieure tombait sur sa poitrine. Pour actionner ce mouvement il fallait présenter devant sa gueule un petit verre aimanté pour le faire boire. L’ouverture du verre était le pôle positif de l’aimant. Elle attirait la tête du personnage qui ouvrait grand la gueule pour s’y coller le verre en renversant la tête. Si l’on présentait le cul du verre, le pôle négatif de l’aimant, le soûlard fermait la gueule, et pivotait dignement sur lui-même en tournant les talons.
Il paraissait indigné de notre refus de lui servir à boire. Sa volte face brutale soulignait le mépris dont il nous gratifiait.
Dès notre arrivée dans la maison de Tata Lucia, c’était à celui qui se précipiterait le plus vite dans le buffet de la salle à manger pour sortir le soûlard. Le verre à la main, l’heureux élu présentait alternativement l’ouverture et le cul du verre. Le soûlard ouvrait grand sa gueule puis la fermait en pivotant. Ouvrait fermait pivotait jusqu'à plus soif. Les spectateurs impatients de s’emparer du verre et de jouer à leur tour s’écriaient alors d’une voix plaignante :

- Tata ! Regarde le ! y nous laisse pas jouer au soûlard !

Sa chambre dans laquelle nous couchions était un territoire secret. Le lit était recouvert d’un énorme édredon de tissu satiné bleu violet. Cet édredon gonflé de capitons réguliers, tranchait avec le bois couleur cèdre du lit et les carreaux rouges du sol. Elle nous cédait volontiers ce lit l’entourant de chaises hautes pour éviter que nous ne tombions dans la nuit.
L’armoire acajou dont les portes vitrées étaient ornées de rideaux contenaient de nombreuses photos et documents de famille que nous regardions avec passion pendant les heures de la sieste.
Nous cherchions à comprendre pourquoi notre tante était veuve, et qui était notre oncle Eugène dont nous avions un très vague souvenir.
Un couloir prolongeait le vestibule de l’entrée et permettait d’accéder à la cuisine et à deux autres chambres.
Une cour, entourée d’un préau formant une galerie, séparait la maison du jardin. Elle comptait deux petits débarras dans lesquels se trouvaient de nombreux livres et bandes dessinées ayant appartenu à mes cousins plus âgés.C’est là qu’un jour j’avais découvert une édition illustrée de David Copperfield. Je l’avais avidement lu jusqu’à la fin. Ce récit rédigé à la première personne m’avait profondément troublé. Après la lecture j’étais persuadé que l’auteur avait lui-même écrit cette histoire au moment où il la vivait. Il pouvait être successivement un enfant un jeune homme puis un adulte. Je ne pensais pas qu’elle pouvait avoir été écrite après que les événements se soient déroulés. La construction incroyable faite de mots que l’auteur avait choisis m’apparaissait difficilement concevable.
Je regardais longuement les illustrations, scrutant les plus infimes détails pour les comparer au texte. L’illustrateur n’avait pas toujours respecté le récit. Je m’interrogeais sur les raisons qui avaient poussé ceux qui avaient édité le livre à accepter une telle trahison.

L’été, dans le jardin bordé d’un énorme mur, de nombreux jujubiers, des arbres sauvages comparables à celui planté sur le marabout de notre cour, nous régalaient de leur fruit. Ces fruits marrons, rouges foncés, de la taille d’une olive, avaient un goût incomparable. Une chair sucrée et molle à la consistance de marshmallow ou de barbe à papa cachait des saveurs difficiles à déterminer, cannelle, caramel, épices et je ne sais quoi encore. Les jujubes restent un mystère tant une fois que vous en aviez mangé un vous ne pouviez plus vous arrêter avec toutes les conséquences intestinales que cela pouvait entraîner.
Durant l’un des séjours de vacances, nous étions tellement occupés mon frère Damien et moi à manger des jujubes, que nous avions déclaré à la tante Lucia qui nous informait de la visite des parents ce dimanche après midi :

- On veut pas les voir on est en vacances !

Ces vacances à 500 mètres de la maison, restent parmi les meilleures de mon enfance. Nous y vivions des plaisirs simples choyés par notre tante.
La patience qu’elle mettait à associer Marie Rose sa fille handicapée à nos activités m’apparaissait comme un symbole des qualités humaines de cette femme que certains qualifiaient de superficielle.
Elle prenait par le bras cette grande ombre brune qui voulait venir vers nous lorsque nous traversions la maison pour aller vers la cour ou le jardin. Elle lui parlait avec patience et apaisait ses peurs. Elle nous demandait de venir lui parler aussi. Elle lui expliquait doucement qui nous étions, pourquoi nous étions dans sa maison. Nous voyions, rassurés, cette grande jeune fille étrange, s’adoucir aux paroles de sa mère.
D’autre fois, elle savait se montrer particulièrement joueuse et moqueuse. Nous étions un certain nombre ce jour là dans la cour. Voisins, famille, amis, avaient été réquisitionnés pour servir de contrepoids alors que mon oncle sciait une planche.
La planche reposait sur un banc. Nous devions nous asseoir dessus pour l’immobiliser.
Les vibrations de la scie sur la planche produisaient sur nous des effets tels qu’un fou rire nous prit. Notre rire rendait notre assise moins forte sur la planche. Le travail du scieur devenait plus difficile. Les vibrations de la planche s’amplifiaient. Elles produisaient des sons prolongés et fuyants dont l’origine supposée a vite été identifiée par ma tante. Elle répétait en riant et en nous poussant du coude :

- Qui c'est qui fait ce bruit ? c’est toi ? Dis le !

Nous comprenions tous de quel type bruit elle voulait parler.

Une autre fois, un cousin du coté de son mari, était venu en visite avec ses parents. Ce petit garçon au regard triste jouait de l’accordéon. Ses parents n’avaient de cesse de le convaincre de faire une démonstration devant la famille. Celle ci applaudissait à tout rompre en le sollicitant bruyamment.
Il indiquait pourtant ne pas pouvoir jouer sans un chevalet pour poser ses partitions.
Ne reculant devant rien, un des participants avait ingénieusement bricolé un chevalet en fixant les partitions à l’aide de pinces à linge sur des verres empilés.
Devant une telle insistance le jeune garçon s’exécuta imposant le silence à son public improvisé et déjà fidèle.
Sur la table cirée à carreaux rouges et verts, les partitions étaient fixées sur des piles de verre Duralex, dont certains avaient encore des fonds d’anisette. Ce chevalet du pauvre ajoutait, au caractère surréaliste de la scène, une dimension humaine que rythmait la musique d’une valse improbable scandée par les battements de mains des auditeurs qui appréciaient maintenant le talent du jeune virtuose.
Une fois dehors, nous goûtions une dernière fois la douceur de l’été. Le voisin de Lucia, un maraîcher fournissant les marchés des communes avoisinantes, chargeait de légumes et de fruits un camion, garé dans un hangar trop étroit pour lui. Nous voyions les essieux énormes sous la remorque. Un homme et une femme se tenaient sur les côtés posant et riant comme si nous allions les prendre en photo. Ils nous parlaient en même temps qu’ils surveillaient le chargement du camion. L’abattant arrière de la remorque avait été abaissé pour permettre à des arabes hilares de charger les livraisons qui devaient être acheminées pour le lendemain matin. Ils apostrophaient ma tante pour lui demander quelques tours ou quelques histoires de sa composition. Assis sur le seuil de leur porte, face à la maison, deux vieux arabes en tenue traditionnelle observaient la scène de façon mystérieuse. Je me dirigeais vers eux, je les connaissais pour être des interlocuteurs habituels de ma tante. Ils me montrèrent, l’air interrogatif, l’édition de l’Écho d’Oran piratée par l’OAS. On y voyait le Général Salan et le Général Jouhaud assis sur une Jeep. Le capot du véhicule était équipé d’une mitrailleuse. Le canon pointé vers le ciel surgissait de bandes de munitions disposées dans une arabesque sophistiquée.
La photo d’un noir et blanc agressif couvrait la une dans son intégralité. L’un des deux vieillards, la barbe blanche sous sa chéchia, me regardait son bâton à la main l’air de vouloir me confier quelque chose. Une lueur triste traversait son regard. Je l’interprétais comme un regret de cette situation, où les plaisanteries avec Lucia étaient désormais d’un autre monde.
Où était il ce temps où un dimanche après midi je me promenais seul avec Lucia dans ses gants de dentelle blanche ? Nous étions partis voir au cinéma du Curé Heidi une fille des montagnes. Je marchais à coté d’elle très fier de l’attention qu’elle me portait. J’ignorais quel était ce film. L’affiche montrait une jeune fille au visage éclatant de taches de rousseur qui souriait sur fond de montagnes bleues.
Les mains couvertes de ses gants en fine dentelles blanches, Lucia avançait à mes côtés. Elle avait posé une main sur ma tête pour me guider sur le chemin du cinéma au travers des rues du village.
Lorsque nous avons pénétré dans le hall du cinéma, plusieurs garçons jouaient au baby foot. Sur le mur, une grande affiche de Gary Cooper, qui venait de mourir le 13 mai 1961, avait été punaisée annonçant une prochaine diffusion commémorative. Avant de rentrer tata Lucia m’acheta un coca cola. La boisson avait un goût très fort, peu sucré, une couleur noir et une consistance épaisse que je gardais sur le ventre pendant toute la séance.
La salle proposait des fauteuils paillés dans sa plus haute partie aménagée en gradins, puis des chaises de bois clair, sans confort, toutes au même niveau sur le parterre.
Quand nous sommes entrés, les actualités étaient commencées et sur les deux premiers fauteuils près de la porte, M Rubio et un autre habitant commentaient un documentaire sur l’envoi d’une fusée par les États-Unis. L’air très savant et très inspiré par le sujet. M Rubio disait à son interlocuteur :

- Esto te lleva….!

Il laissait sa phrase en suspens, volontairement, pour signifier à la fois la puissance développée par le moteur et son incapacité à la traduire par des mots familiers. Son interlocuteur hochait la tête pour participer à cette analyse audacieuse et montrer qu’il la partageait.

- Criar chinos !

Je ne serais pas complet sur cette tante unique si je ne citais ce cri du cœur de la mère aimante qu’était Lucia. Elle exprimait par ce cri le désarroi et l’angoisse de celle qui met au monde des enfants, ignorant les chagrins les peurs et les déconvenues que la vie peut lui et leur réserver.

- Criar chinos para vender los à Chorro (élevez des cochons pour les vendre à Chorro le charcutier du village) !

Elle utilisait souvent cette phrase pour suggérer, sans y croire vraiment, que cette alternative pouvait s’envisager.

Ce cri du cœur, entre colère, ironie et désespoir, traversait souvent nos après midi de vacances. Elle nous rappelait combien nous pouvions être la joie de nos parents mais aussi des charges et des poids morts pour eux.

J’entendais encore ce cri que Lucia poussait dans les rêves de mon sommeil agité alors que je me réveillais bousculé par mes voisins de lit dans le dortoir improvisé du port d’Oran.

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