18 février, 2007

CHEZ LES MARTINEZ

L’après midi de ce dimanche nous avions encore inventé de nouveaux jeux. Damien m’avait convaincu que chez les cow-boys il y avait les shérifs mais aussi les bandits, et que le rôle de cow-boy, ou le rôle du « jeune homme » ce héros attachant des westerns, avait sa contrepartie sombre.

Mon petit cousin Lucien, voulait à tout prix être un indien malgré les tentatives désespérées de ses frères pour le raisonner. Ils voulaient l’amener à comprendre que quelque part les indiens étaient des sortes de fellaghas. Vouloir jouer un tel rôle, en ces moments troubles, n’était peut être pas la meilleure idée.

Au cours de ce même après midi notre cousine Denise avait décidé de s’appeler Mme Renée une honorable commerçante au comptoir accueillant. Je la revoyais derrière un énorme coffrage à béton qui lui servait de comptoir. Elle y disposait des boites en fer remplies de sable prenant le plus grand plaisir à imaginer par avance comment elle les vendrait à ses futures clients.
Monique, sa grande sœur, s’était elle affublée du sobriquet de Sassafinda, une appellation intraduisible que ma tante Lucia attribuait aux jeunes filles remuantes de la famille pour caractériser leurs allures intrépides et leur langue bien pendue.
Elle traitait aussi, volontiers, les mêmes jeunes filles de picoulina, mot également intraduisible, mais qui devait signifier jeune fille coquette, intrépide et précoce.

Ce que nous aimions par-dessus tout lors de la préparation de ces jeux, nous les petits, c’est écouter Damien nous raconter Oran et les clameurs des manifestations que les murs épais du petit séminaire ne parvenait pas à contenir.

Inlassablement le roulis de la Méditerranée me ramenait vers ces moments dont je mesurais vu du bateau qu’ils paraissaient lointains parce qu’au fond ils avaient été brefs et trop peu nombreux.

Je m’interrogeais à ce moment sur ma connaissance réelle du pays que je quittais. A part la conscience récente de mon village, de ses habitants et de mes camarades, je ne connaissais que peu de choses. Encore étaient elles passées au filtre d’événements familiaux ou de leur relation par ceux qui les avaient vécus.
La seule réalité à laquelle je me trouvais confrontée était celle que je pouvais observer lorsque loin du cercle étroit des relations familiales, je traînais dans les rues du village avec mes camarades de classe les Martinez et les Gomez.
Les Martinez, une famille nombreuse, également d’origine espagnole, dont l’un des enfants étaient mon compagnon de classe, proposaient un modèle d’éducation très loin du modèle policé qui était le notre.
Les enfants Martinez vivaient dans une sorte de liberté totale, sous la houlette bienveillante de leur mère qui faisait ce qu’elle pouvait pour tenter de canaliser l’énergie de ses enfants.
La cour de leur maison, contrairement à la notre, parfaitement agencée, abritait toutes sortes de matériels usagées et de ferrailles dans lesquels des poules et des petits animaux comme des agneaux couraient librement.
Mme Martinez, une grande femme brune au visage carré entouré de longs cheveux noirs, avait dans la profondeur de ses yeux gris une lumière bienveillante quant elle me regardait. J’étais toujours étonné de son regard qui pouvait tantôt être très acéré, tantôt perdu dans le vague.
La cuisine largement ouverte sur la cour était la pièce à vivre au milieu de laquelle une immense table récupéré au mess de la caserne servait à de multiples usages.
Nous y faisions souvent nos devoirs avec Gérard et son petit frère. Leur mère nous parlait à jet continu. tout en écossant des petits pois, défilant des haricots verts ou pétrissant la pâte d’un gâteau à même la table.
Nous échangions avec elle sur les événements récents du village.
J’étais fier de ses conversations au cours desquelles je pouvais donner un avis et tenter des explications en reprenant des bribes de conversations que j’avais entendu dans le village. Bien entendu, je présentais ces théories comme le résultat de ma propre réflexion. En hochant la tête à mes paroles, Mme Martinez continuait à battre les œufs d’une omelette dans un énorme saladier qu’elle tenait incliné.

Cette table était recouverte d’une plaque d’aluminium sur lequel plusieurs contingents de soldats avaient gravé sous leur nom des icônes au contenu pas toujours avouables. Nous passions de longs moments à déchiffrer ces dessins au graphisme souvent très recherché .
Mme Martinez se justifiait auprès des autres adultes du village qui s’étonnaient de ces dessins obscènes sur une table de famille :

- Son « tonterias » de los jovenes ! (ce sont des bétises de jeunes)

L’analyse méticuleuse de ces dessin nous conduisait, malgré nous, à élaborer une iconographie personnelle des angoisses, des frustrations et des désirs secrets des militaires stationnés à Aïn-El-Arba.
Hélas, notre éducation sauvage sur le sujet prit fin. Mme Martinez demanda à son mari de retourner la plaque d’aluminium sur le dessus de la table. Elle nous mit également en garde contre ce qu’il adviendrait de nous si jamais nous étions tentés, à l’image des jeunes appelés, par l’art de la gravure sur alu..
Les appelés du contingent étaient de plus en plus nombreux et de plus en plus présents dans le village, à tel point que les HLM ne pouvant plus les héberger, on avait sollicité les habitants du village.
Mes parents en avaient accueilli deux, Olivier Rieutort et André Rimbert, deux solides paysans, le premier cévenol, le second vauclusien. Dans ce foyer ils avaient retrouvé une famille, avec un petit frère, un grand-père, un père et une mère d’adoption.
Leur bon sens et leur pragmatisme de gens de la terre avaient subis de plein fouet les effets du choc culturel que leur avait assené la société algérienne de l’époque. Ils s’étaient étonnés de trouver des gens civilisés dans le pays, et ce dans toutes les communautés, de voir que la plupart des habitants étaient bilingues voire trilingues, que les lieux de culte des trois religions étaient respectés par tous, que les habitudes culturelles, notamment alimentaires étaient partagées, que les écoles accueillaient indistinctement tous les enfants.
Hélas, ils arrivaient à un moment où à mesure qu’ils découvraient les charmes et les contradictions de l’Algérie les dernières s’affirmaient et se renforçaient au détriments des premiers.
Ils interrogeaient fréquemment mes parents sur leur vie à Aïn-El-Arba, les raisons qui les avaient poussés à s’installer ici, l’histoire de la famille, l’attachement que nous éprouvions pour la France, mes oncles enrôlés dans l’armée du Général, les conditions dans lesquelles mon oncle Antoine était tombé à Bischwiller en 1945.

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