04 mars, 2007

C'EST NOUS LES AFRICAINS !

Les appelés du contingent étaient de plus en plus nombreux et de plus en plus présents dans le village. Les HLM ne suffisaient plus à les héberger en totalité, la Municipalité avait sollicité les habitants du village.
Mes parents en avaient accueilli deux, Olivier Rieutort et André Rimbert, deux solides paysans, le premier cévenol, le second vauclusien. Dans ce foyer ils avaient retrouvé une famille, avec un petit frère, un grand-père, un père et une mère d’adoption.
Leur bon sens et leur pragmatisme de gens de la terre avaient subis de plein fouet les effets du choc culturel que leur avait assené la société algérienne de l’époque.
Ils s’étaient tout d’abord étonnés de trouver des gens civilisés dans le pays. Les trois communautés, chrétienne, juive et musulmane semblaient pouvoir donner le meilleur d’elles lorsque les événements le permettaient. La plupart des habitants étaient bilingues voire trilingues. Ils mettaient un point d’honneur à montrer qu’ils maîtrisaient la langue des communautés auxquels ils n’appartenaient pas. Les lieux de culte des trois religions étaient respectés par tous, ainsi que les lieux de sépulture. Les habitudes culturelles, notamment alimentaires étaient partagées. Les écoles accueillaient indistinctement tous les enfants. La communauté d’Aïn-El-Arba se montrait sous son jour le plus heureux.
Nous expliquions cela à nos hôtes de fortune. Les souvenirs familiaux depuis l’origine de notre arrivée à Aïn-El-Arba étaient des récits empreints de sentimentalisme. L’évocation des personnages qui nous avaient accompagnés dans notre aventure sonnait vrai. Damiana, notre grand mère maternelle, avait bousculé les normes sociales du village pour permettre l’installation de sa nombreuse famille. L’abbé Borde apparaissait comme un génie de la providence rappelant à ceux qui l’oubliait, leur devoir de charité chrétienne. Le juge Gervaise, un jeune intellectuel français venu tenter l’aventure algérienne, s’était battu pour obtenir la naturalisation de mon père. Ce triptyque associé formait le bouclier de protection sous lequel la famille avait forgé un bonheur partagé. Outre les proches, la famille comptait des membres rapportés, les ouvriers algériens de mon père et les femmes employés à la maison par ma mère.
Ces deux jeunes appelés constataient la réalité quotidienne de cette communauté. Ils se montraient sensible à ces récits. Ils entendaient aussi les témoignages de ceux que les étrangers à notre Algérie ne considèreraient plus tard que comme nos simples domestiques. Ils mesuraient en les écoutant la nature profonde des liens qui nous unissaient.
Hélas, ils arrivaient à un moment où à mesure qu’ils découvraient les charmes et les contradictions de l’Algérie les dernières s’affirmaient et prenaient le dessus sur les premiers.
Ils interrogeaient fréquemment mes parents sur leur vie à Aïn-El-Arba. Ils voulaient connaître les raisons qui les avaient poussés à s’installer ici. L’histoire de notre famille les enchantait. Eux dont les ancêtres étaient attachés depuis des siècles à des lieux séparés l’un de l’autre par des distances inférieures à une journée de voyage s’émerveillaient de cette histoire.
Comment nos grands parents avaient ils pu décider de partir pour tout recommencer ?
Ils s'étonnaient surtout de notre attachement à la France.
Ils ne comprenaient pas l’engagement de mes 4 oncles enrôlés dans l’armée du Général Leclerc. Il fallait dire que cette histoire de ces quatre jeunes espagnols était étrange.
Ils étaient quatre. Trois frères, Pierre, Joseph et Manuel fils de Damiana et Juan Manuel. Leur cousin Antoine fils de Bartolome et Rosa.
Manuel et Joseph s’étaient retrouvés quelque part en France au hasard du bivouac de deux bataillons qui progressaient côte à côte.
La photo de cette rencontre avait été mise en scène par un photographe particulièrement sensible à l’image qu’il laisserait à la postérité.
Une première photo montrait les visages de Joseph et Manuel en gros plan tournés l’un vers l’autre le béret impeccablement vissé sur la tête. La force de cette photo résidait dans les visages proches l’un de l’autre et le regard radieux des deux personnages tourné vers un ailleurs qu’ils regardaient avec intensité. Un ailleurs que l’on pouvait imaginer être l’avenir vers lequel ils allaient avec conviction certains qu’ils étaient de contribuer à sa construction.
La deuxième photo montrait mes deux oncles, un fusil à la main, baïonnette au canon. Un genou à terre devant un groupe de soldats assis sur un banc, ils brandissaient ces fusils en les croisant comme des épées. Coiffés de leurs casques lourds dont les jugulaires pendaient ils défiaient l’objectif du regard.
L’examen détaillé de ces photos, l’apprentissage des récits qui les accompagnaient faisait partie de notre culture d’enfant. La même phrase de notre mère concluait toujours ces moments d’intimité familiale :

- Si on vous dit que vous n’êtes pas français, racontez leur l’histoire de vos oncles !

Et puis il y avait la triste histoire de notre oncle Antoine. A tout juste 22 ans, il était tombé Le 21 janvier 1945 à Bitschwiller les Tahnn en Alsace. La lettre manuscrite de son capitaine qui répondait à l’abbé Borde mis à contribution par ma grand mère nous donne les circonstances de sa mort. Dans sa lettre, Le capitaine Sarezac de Forge écrivait :

- Le tirailleur Núñez est tombé glorieusement, atteint par un obus de mortier alors que très courageusement et avec le plus grand mépris du danger, il venait de réparer une ligne téléphonique.

Il poursuivait :

- Atteint à la tête, il n’a pas souffert. Sa perte a été cruellement ressentie à la compagnie où il était estimé et aimé de ses chefs et de ses camarades.

Nous connaissions par cœur l’histoire de ces oncles partis à la guerre. Nous rêvions de pouvoir un jour prononcer la phrase que notre mère nous répétait à l’envie :

- On s’appelle Núñez mais on a 4 oncles qui sont venus défendre la France en 1944 et même un qui y est mort !

Cette saga familiale de la deuxième guerre mondiale avait sa place dans la maison et son rituel particulier.
L’armoire de la chambre intermédiaire, celle qui jouxtait le bureau et donnait dans notre chambre, contenait dans son tiroir bas des documents ou des souvenirs que nous venions consulter même lorsque nous n’y étions pas invités. C’était une manière de répéter à notre façon, et sans l’appui de nos parents, l’histoire de notre famille.
Toutes ces histoires troublaient André et Olivier.
Ce que nous pouvions leur raconter, ce qu’ils voyaient de leurs yeux ne correspondait en rien à ce qu’ils avaient pu entendre sur l’Algérie avant d’être enrôlés et de s’embarquer souvent avec réticence.
Les militaires français étaient omniprésents et essayaient de s’intégrer dans cette communauté qui les étonnait.
Un après midi chez le coiffeur, dont nous surnommions le fils Tintin à cause de sa houppette de cheveux dressée au-dessus du front, je me souviens d’une discussion passionnée entre un militaire et les clients de la salle d’attente sur la différence entre l’arroz con pollo et la paella :

- Ah non mon lieut’nant ! ce que vous allez manger ce n’est pas la paella c’est l’arroz con pollo !
- Ah bon, et c’est quoi la différence ?
- Alors vous voyez, la paella c’est avec plus de bouillon et des crevettes du poisson de la viande, l’arroz con pollo, le riz il est bien sec y se détache, il est bien jaune et y’a que du poulet. Y’a des piments aussi, des artichauts, ça dépend de la cuisinière

J’écoutais attentivement ces dialogues en me disant que j’aurais pu répondre à ces questions. J’aurais pu expliquer par le détail tout ce que ces adultes disaient, souvent moins bien, hélas pensais-je, que je ne l’aurais fait moi même.
Tout cela procédait pour moi d’un apprentissage qui confrontait en permanence mes connaissances à, la réalité. J’écoutais, j’assimilais, je m’interrogeais en silence, je me répondais à moi-même pour acquérir et mémoriser le plus grand nombre de souvenirs possibles.

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