18 mars, 2007

Devant la maison


A cette époque, avant que les événements ne nous en empêchent, nous passions Alain, Gérard et moi, le plus clair de notre temps devant nos maisons proches l’une de l’autre dans la rue qui aboutissait à l’oued.
Nos amis algériens, Ali Bou Basla, un grand noir du nom de Ouafi Ben Yakoub, et El Micki, étaient toujours associés à nos promenades et à nos jeux.
L’électrification du village avait conduit l’EGA (l’EDF-GDF algérien) à implanter un nouveau poteau en béton gris juste au coin de notre maison.
Ce poteau nous servait de point de ralliement au retour de l’école. Nous discutions souvent devant lui, avant de nous séparer après d’interminables discussions. Alors que nous étions arrivés à la maison, nos camarades Ali, El Ouafi et El Micki avaient encore du chemin à faire le long de l’oued pour parvenir chez eux.
Nos discussions tournaient souvent autour de notre capacité à escalader le poteau le long des échelons qui étaient moulés dans le béton. Nous avions vu faire les techniciens de l’EGA qui habilement pouvaient, de cette façon, grimper jusqu’aux fils électriques et procéder aux réparations nécessaires en cas de panne.
Le millésime 1960 avait été gravé à même le béton, montrant que nous avions changé de décennie en abandonnant les années 1950.
Nous passions les doigts dans le creux des chiffres comme pour nous persuader que nous étions maintenant pour dix années dans la décennie 60. Nous évoquions avec une sorte de vertige la perspective de poteaux portant la date 1970 gravée dans le ciment. Nous ignorions alors que notre histoire avec Aïn-El-Arba s’arrêterait en 1962.
Au pied de ce poteau, nous regardions jusqu’à ce qu’ils disparaissent derrière le parapet de l’oued, nos trois amis continuer leur chemin.
Il m’était arrivé une fois de reconduire Ali jusqu’à sa maison dans le douar. Nous avions pénétré dans la pièce principale de sa maison. Les murs de torchis sans fenêtres se perdaient dans une obscurité que les flammes d’une cheminée avaient du mal à combattre. Dans un coin de la pièce, à l’opposé de la cheminée, une vielle femme, sa grand mère je crois, nous avait accueilli en nous demandant de nous asseoir en face d’elle.
D’une longue tige de bambou, elle attisait le feu tout en nous parlant. Près de moi Ali regardait alternativement le feu et sa grand mère. Je l’entendais lui parler et comprenais qu’elle l’interrogeait sur moi. Je m’imprégnais de l’ambiance de la pièce. La terre du sol était soigneusement balayée et venait d’être arrosée. Une douce odeur de terre mouillée se mêlait à l’odeur acre de la fumée qui s’évacuait partiellement par l’orifice du toit.
La vieille femme portait un chèche gris. L’écharpe était consciencieusement roulée autour de sa tête et retombait de chaque côté de ses épaules. Son visage était partiellement masqué. Son regard noir semblait sortir des marques noires de ses pommettes. Elle chantonnait maintenant, rythmant sa mélodie avec le bambou qui fouillait les braises du feu. Elle me regardait fixement. Il me vint à penser qu’elle chantait pour moi. J’étais bien. Le père d’Ali se montra à la porte, il était accompagné de plusieurs autres hommes, et nous fit comprendre qu’il fallait sortir.
Mon cartable à la main je repartis vers la maison en saluant Ali de la main.
Une autre de ces fins d’après midi, nous étions aller nous asseoir tous ensemble sur le parapet de ciment qui bordait l’oued. Les pièces de 1 Nouveau Franc avaient été mises en circulation et nous cherchions à comprendre comment 100 francs pouvaient devenir 1 nouveau Franc.
Alain Gomez, particulièrement perspicace et plus habitué aux choses du commerce et de l’économie, nous expliquait que ces pièces de 1 Nouveau Franc valaient 100 anciens francs, parce qu’elles portaient l’effigie du Général De Gaulle en lieu et place de la semeuse. Cela justifiait le changement intervenu dans leur valeur. Cette explication nous paraissait plausible mais nous laissait perplexe, à la réflexion. Nous n’en avions pas trouvé de meilleure !
Le seuil de la maison, était souvent pour moi un lieu d’apprentissage et de découverte. Les jeudis matins, j’accompagnais souvent ma mère à la porte alors qu’elle allait ouvrir au facteur ou raccompagnait quelque visiteur venu pour traiter des affaires de l’entreprise paternelle.
Le facteur, un algérien à la mine rubiconde et au regard perçant, nous livrait souvent ses analyses sur la situation de l’Algérie.
Je me rappelle ce matin là, sa voix rythmée par le roulement des r de son accent. Il disait en nous regardant fixement de ses yeux gris qui brillaient alors qu’il déroulait son argumentation :
l’Algérie c’est comme un poulet rôti, y’en a un qui dit moi je veux la cuisse, l’autre qui dit moi aussi, l’autre y veut l’aile, un autre le blanc, et finalement le pauvre poulet rôti il est esquinté, chacun y veut un bon morceau ! Et tous y se disputent pour la même chose !
Ses analyses imagées me donnaient à réfléchir et je cherchais comment il pouvait parvenir à imaginer ces exemples pertinents que je n’avais jamais entendus jusqu’alors. Ma conception des choses et des gens était heurtée par la justesse des propos dans la bouche de ce modeste facteur, fonctionnaire. Il était souvent cité comme un modèle d’intégration dans cette société franco algérienne que nous défendions contre tout mais dont l’avenir était de plus en plus difficile à imaginer avec les événements.
A l’inverse, les visites du banquier ou du comptable me laissaient des sentiments plus difficiles à cerner.
La visite du comptable, Monsieur Benacoca, signifiait pour ma mère de longues heures passées assise au bureau à compulser dans tous les sens des liasses de papier correspondant aux obligations sociales et fiscales que mes parents tenaient à respecter. Dans ces moments, la silhouette fine de maman, toujours serrée dans un tablier qui accentuait son aspect frêle et fragile, se courbait sous ses épaules qui semblaient porter la charge des obligations financières que des marchés aléatoires et des clients pas toujours réguliers mettaient hors d’atteinte. Pour elle cela signifiait aussi de longues heures de travail à sa machine à coudre pour compléter les rendements irréguliers de l’activité de maçonnerie de mon père.

Aucun commentaire: