10 mars, 2007

Les premiers Africains !

J’étais loin du bateau qui progressait lentement vers la France. Insensible aux jeux de mes camarades autour de moi, je succombais à ces souvenirs qui me venaient par vagues. Ils accompagnaient les mouvements de la mer sur l’étrave du navire.

La découverte de ces sentiments mêlés et la force avec laquelle ils m’assaillaient m’inquiétait autant qu’elle me ravissait.
Je ne pouvais exprimer ni joie intense, ni peine visible, parce que j’avais du mal à identifier ce que je ressentais. Au milieu de ces gens que bouleversait leur traversée de la Méditerranée, je désespérais de pouvoir comprendre pourquoi je ne pouvais contrôler le flot des souvenirs.
La seule explication que je trouvais alors, était que, sur le pont de ce navire perdu au milieu de la Méditerranée, nous étions peut être tous, traversés par ces pensées qui nous éloignaient temporairement de notre chagrin et de notre avenir immédiat. J’essayais vainement de comprendre ce que faisaient et pensaient ces gens réunis pour un temps par la volonté du destin.

M. Cabedo, assommé par le roulis du bateau, était assis, son béret vissé sur la tête, le torse penché au-dessus de ses genoux. Il marmonnait une prière de mots incompréhensibles mêlant comme à son habitude du français de l’arabe et du valencien.

Son torse agité d’un mouvement régulier, presque imperceptible, scandait cette prière, connue de lui seul, qu’il adressait à Dieu l’implorant au nom de la providence pour tous ceux qui étaient restés derrière lui, les vivants comme les morts.

Ce vieil homme m’intriguait. Il se montrait souvent odieux avec les enfants. Ce colosse au visage aigu derrière un nez aquilin, avait un regard bleu perçant, des yeux taillés comme des fentes au milieu de la face. Son béret éternellement vissé sur la tête lui conférait l’air d’un vieux chibani. Dans ses bons jours il lui arrivait de nous raconter la grande guerre. Il l’avait faite lui aussi comme supplétif espagnol requis d’autorité par la France pour se battre aux côtés des poilus. Il se redressait alors, le torse en avant, et nous jouait un air de clairon. D’une voix de fausset il trompetait :

- Traga la soupe ! traga la soupe ! traga la soupe le soldat !

Il modulait lentement les consonnes alternant musicalement les T et les G de traga. Le roulement du r au milieu des deux consonnes dures donnait un rythme musical à cette phrase dont il avait le secret. La musicalité de l’ensemble imitait le clairon à s’y méprendre.

Comme à son habitude, il répétait plusieurs fois l’air et concluait sur un :

- A vos ordre mon lieutenant !

Il enchaînait ensuite sur un épisode de sa grande guerre, sa rencontre avec le Maréchal Joffre après une attaque d’un régiment de Bavarois.

Au cours de cette attaque Pablo Cabedo avait été blessé au genou. Il gisait au sol contemplant le ciel pour oublier la douleur qui taraudait sa jambe blessée. Dans le bleu du ciel, la tête d’un cheval vint se poser au dessus de son visage. Le Maréchal était devant lui, il descendit de sa monture pour se pencher au dessus du blessé et lui dire :

- Alors mon brave !

Dans sa narration, oubliant sa douleur, Pablo nous racontait :

- Yo me levante y le dije :
- Mes respects mon Maréchal !
- C’était des Bavarois (il disait, empêtré dans sa langue natale, Babarois)

Nous savions pour avoir entendu cette histoire des dizaines de fois comment il qualifiait ces Bavarois :

- Parecian muy grandes y muy malos, estaban corriendo hacia nosotros con sus escopetas, y sus goros pequeños con dos colitas negras en el cuello.

L’histoire se terminait par l’accolade du Maréchal qui le félicitait pour sa bravoure et lui remettait symboliquement la croix de guerre.

En même temps qu’il nous racontait cela, Pablo Cabedo se levait de sa chaise, bombait le torse et trompetait à nouveau :

- Traga la soupe ! traga la soupe ! traga la soupe le soldat !

Puis il nous faisait savoir que c’était fini en rentrant dans un mutisme inquiétant pour les enfants que nous étions.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Great work.