26 mars, 2007

LES PIROULIS DE LA BONBONNIERE

Du centre de la place, depuis le kiosque à musique, un sorte d’élégante rotonde dont les pilastres étaient surmontés d’un toit galbé comme un casque colonial, on pouvait voir du sud vers le nord, la mairie l'église, le Palais de Justice et la mosquée.
De part et d’autres du kiosque, des terrasses ombragées accueillaient les clients des trois bars du village. Je me souviens précisément des ces trois là, chez Victor, chez Juanico et chez Isidore. Avec mes frères ou mes cousins, nous suivions la procession d’après messe à laquelle mon père, mon grand-oncle Tcha Tche ou l’un de mes oncles venu en visite chez mes parents, sacrifiaient tous les dimanches en observant des stations plus ou moins prolongées dans chacun de ces bars..
Avant les repas du dimanche, nous y passions de longs moments à les regarder jouer au billard, à écouter les conversations bruyantes dans l’odeur particulière de l’anis mêlée à celle du bois ciré du comptoir.
Le café au billard était toujours grand ouvert sur la rue. Trois piliers carrés supportaient le bâtiment dont la façade était en retrait derrière une volée de longues marches. Entre chacun de ces piliers des portes vitrées s’ouvraient largement sur la rue. Du comptoir, on pouvait voir, sans être vu, tout ce qui se passait au dehors. Penché au dessus du marbre mon oncle Melchiorico est attentif à la disposition des boules et réfléchit à l’effet qu’il va donner. Alors qu’il s’apprête à tirer son attention est attirée par un mouvement dans la rue. Il lève doucement la tête pour arrêter son mouvement et reviens aussitôt à son jeu. Son sourcil droit s'est relevé en créant sur son front la ride caractéristique qu'il a toujours lorsqu'il se concentre sur le jeu. Les autres joueurs savent qu'à ce moment précis il imagine la façon dont il va enchaîner une série. Il imprime à sa bille un mouvement complexe qui ramène les trois billes les unes vers les autres après qu'elles se soient toquées. Il pourrait continuer longtemps mais pour laisser du jeu aux autres, il se relève, laisse tomber son sourcil droit à la hauteur de son sourcil gauche et se dirige vers le boulier mural pour aller y marquer ses points. Dans la quiétude un peu sombre du bar, la lumière violente de la rue surexpose tout ce qui vit à l’extérieur. La partie se poursuit. Debout devant le comptoir, trop haut pour nous, nous regardons les verres de tomates qui s’alignent pour les joueurs à mesure que la partie avance.
Chacun à notre tour nous trempons les lèvres dans ces breuvages sucrés et anisés pour une demi gorgée avec l’accord des grands. La grenadine que nous buvons ensuite garde ce goût anisé que nous voudrions prolonger. C’est dans cet atmosphère de bar que j’avais répondu :
- Non ! Il est bien attaché !
Quand Damian, le copain de Tcha Tche avait fait remarquer ma braguette ouverte en me disant :
- Le petit oiseau y va se sauver !
Après une longue partie de billard et plusieurs tournées d’anisette, nous rentrons. L’après midi est avancé et nous savons que ma mère et mes tantes nous attendent.
Invariablement, à la sortie de l’église, Maman avait lancé son célèbre :
- Je vais mettre le riz à une heure, à une heure et demi, la paella elle est gatchée ! Alors ne tardez pas trop !
Elle voulait éviter de nous servir malgré elle une paella au riz gatché, c'est à dire collé et pâteux. Le riz gatché était son cauchemar même si l’origine en était souvent le retard des convives. Elle s’ingéniait à maîtriser des paramètres aléatoires. La longueur de la partie de billard, le nombre d’anisettes bues, les rencontres que nous pouvions faire chez Juanico ou chez Isidore. Rarement nous avons eu à manger des paellas au riz gatché ! Elle savait, comme si elle le sentait, à quel moment précis nous quitterions les bars et le billard.
La place concentrait également la plupart magasins du village. Tous m’étaient familiers.
L’épicerie boulangerie était construite sur le même modèle que le bar. Un comptoir en forme de L abritait Mme Mangana qui nous accueillait avec un air de doute permanent dans le regard. Elle nous interrogeait des yeux, dès notre entrée, pour savoir si nous venions vraiment acheter quelque chose. Nous venions souvent regarder la file d’attente des clients, particulièrement ceux qui venaient faire cuire du pain. Le four de la boulangerie pouvait être utilisé par les clients et Mme Mangana, sévère derrière son comptoir, évaluait à voix haute la qualité de ce qu’on lui amenait à cuire.
- Ca ? c’est pas de la torta !
disait elle à un jeune algérien en faisant glisser le moule plus loin sur le comptoir en zinc gris.
Elle n’hésitait jamais à refuser une torta dont elle jugeait la pâte trop liquide sachant que c’est elle qui se verrait reprocher le résultat de la cuisson. Elle expliquait de façon véhémente que la pâte était tellement liquide que jamais elle ne parviendrait à donner une torta acceptable. Ce pain blanc sans levain était cuit dans un moule rond à la façon d'une omelette ou d'un grosse crêpe. La croûte noircie par endroits restait moelleuse et cachait une mie serrée au goût douceatre.
A la sortie de la messe nous nous précipitions chez la bonbonnière. Cette vieille femme vendait des bonbons pour les enfants. Elle portait une blouse claire et se tenait en silence derrière le comptoir. Dans un magasin étroit comme un couloir, des bocaux et des étagères vitrées de bois gris, abritaient une variété de bonbons et de caramels qui compliquaient le choix et allongeaient les files d’attente. Elle fabriquait elle même des piroulis, qu’elle vendait 10 centimes. Ces cônes de caramel durci autour d’un bâtonnet étaient entourés de papier sulfurisé et avaient notre préférence. Nous passions de longues minutes à sucer le cône nous escrimant à défaire le papier qui collait et que nous recrachions au fur et à mesure. Une fois débarrassé de son papier, le pirouli avait une couleur brune flamboyante et mordorée, irisée de bulles d’air. Le caramel était si translucide qu’on pouvait l’utiliser comme des lunettes ou une lentille pour regarder au travers et voir le monde se colorer comme un pirouli. C'était ça aussi notre Algérie, une réalité translucide, sucrée et irisée, pleine de bulles d'air comme le caramel des piroulis de la bonbonnière.

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